The Walking Dead : rebâtir une épopée

En portant les postulats narratifs et esthétiques du film de zombie à une dimension épique, The Walking Dead réactive les puissances de l'iconographie du western.

Adaptée par Frank Darabont et Robert Kirkman du comic du même nom initié en 2003, la série The Walking Dead (créée en 2010, et toujours en cours) s'inscrit dans la tradition cinématographique qui fait du mort-vivant, par un processus de contamination, une menace pour l'humanité toute entière. Le sous-genre du « film d’apocalypse zombie* » est né de La Nuit des morts-vivants (The Night of the Living Dead, 1968), cette première manifestation ayant généré de nombreuses variations (dont cinq dans la seule filmographie de Romero). Le postulat en est simple : un groupe de personnes doit faire face à des hordes de morts-vivants en échappant à leur appétit (ils sont mûs par le besoin irrépressible de manger les humains) et à leurs morsures (vectrices de contamination).

Mais au-delà de son ancrage dans ce sous-genre d'épouvante, The Walking Dead puise à une source cinématographique encore plus séminale : celle du western. Dès le premier épisode de la première saison, le passage où Rick Grimes rejoint Atlanta à cheval rappelle Seuls sont les indomptés (Lonely Are the Brave, 1962), de David Miller.

Extrait de Seuls sont les indomptés (Lonely Are the Brave, 1962) de David Miller, édité en vidéo par Sidonis Calysta.

À l'instar des Désaxés (The Misfits, 1961) de John Huston et de Macadam Cowboy (Midnight Cowboy, 1969) de John Schlesinger, Seuls sont les indomptés propose de confronter plusieurs éléments clés de l’iconographie du western à un environnement moderne qui ne leur correspond plus. L’anachronisme signe la fin d’un genre arrivé au bout de son programme d’action : si tout est conquis et clos, le principe fondateur de l’aventure est tari. Ce que dévoilent les premiers plans de ce passage est pourtant, tout d’abord, une parfaite concordance entre l'individu et l'étendue naturelle. L'eau, la terre et le ciel semblent faire écrin autour de la silhouette archétypale du cavalier solitaire, Jack Burns, interprété par Kirk Douglas.

Mais la dissonance guette : c'est le bruit des voitures, la vision en profondeur de l'autoroute au fond de la côte boisée, ou, de façon synthétique, le plan de la chevauchée au milieu de la voie encombrée. Les carcasses d'automobiles servent de fond sur lequel le cavalier se découpe et le mettent en relief, en tant qu'élément hétérogène et archaïque. L'image la plus concisément signifiante est le contrechamp des barbelés qui semblent le toiser. Sa réaction — découper ce frein à sa mobilité — apparaît comme une révolte dérisoire contre un pouvoir qu'il sait irrémédiable. C'est le mythe qui tente de conjurer l'Histoire, mais celle-ci ne l'envisage déjà que comme un reflet dans un rétroviseur, ne donnant à voir du cow-boy qu'une image cadrée, rapetissée, lointaine, au sein du cadre de l'écran cinématographique.

Dans le premier épisode de The Walking Dead, Frank Darabont part lui aussi d'une image anachronique : au sortir du coma, Rick Grimes (Andrew Lincoln) n'a d'autre solution pour rejoindre Atlanta que d'enfourcher un cheval. Ce faisant, Darabont propose de réactiver cette image et de réinstaurer entre le monde et elle la possibilité d'un accord.

 

Extrait de Passé décomposé (Days Gone Bye, 2010) de Frank Darabont, 1er épisode de la 1ère saison de The Walking Dead, éditée en vidéo par Wild Side.

Comme l'extrait de Seuls sont les indomptés, celui de The Walking Dead, après l'apparition à l'image de quelques reliques de la civilisation moderne, laisse place à un paysage où la nature reprend ses droits, puis la figure centaurique est progressivement prise dans des compositions visuelles qui, en révélant sa désuétude, la condamnent à l’insolite voire au grotesque. Toutefois, contrairement à son possible modèle, Rick n’affronte pas le flux de la vie moderne, mais un désert de bitume. Le pont vide de présence humaine, la voie opposée de l'autoroute couverte de voitures à l'arrêt, les rues jonchées de détritus et les tanks et bus abandonnés évoquent la destruction de ce monde qui, dans le film de David Miller, envisageait Jack Burns comme une relique.

Mais les apparences désertiques étaient trompeuses, et la révélation de la présence des zombies réinstaure la force primitive de l’imagerie initiée par les films de George Romero. Le principe visuel change alors radicalement, puisque d’un dépouillement sépulcral on passe à une saturation extrême (la multitude grouillante des corps) : la fuite de Rick puis, après sa chute de cheval, le caractère inévitable de l’affrontement réaffirment le conflit épique. On peut alors songer à un passage de La Charge fantastique (They Died with Their Boots On, 1941) de Raoul Walsh, centré sur le général George Armstrong Custer (interprété par Errol Flynn) et mettant en scène la bataille de Little Big Horn (qui vit le régiment commandé par Custer décimé par une coalition de tribus amérindiennes, en 1876).

 

Extrait de La Charge fantastique (They Died with Their Boots On, 1941) de Raoul Walsh, édité en vidéo par Warner Bros.

La séquence donne au départ l'avantage aux militaires qui poursuivent les Indiens. C’est lorsque l’issue de la charge s’avère un traquenard, l’horizon faisant surgir de nouveaux groupes de guerriers indiens, qu'un lien avec The Walking Dead se dessine. Dans cette série, les lieux (la forêt, la ville voire n’importe quel endroit clos — prison, hôpital, maison) sont définis par le danger qu’ils dissimulent, le zombie en étant l’actualisation la plus fréquente. L’espace est toujours une potentialité à découvrir, semblable à cette crête qui se charge de silhouettes belliqueuses dans La Charge fantastique. Dans le film de Raoul Walsh, dès lors que ce potentiel (la coalition des tribus) s’est dévoilé, le choix de constituer un noyau de résistance formé par les corps des soldats joue la stabilité contre le déferlement, l'ordre contre le chaos. Le cinéma classique met en scène la possibilité pour l'homme (y compris dans sa défaite programmée) d’un accord avec le monde, qui lui permet de s'y accomplir. Mais c'est aussi ce qui se produit pour Rick Grimes dont l'image de héros solitaire, une fois confronté aux zombies, reconquiert sa force originelle : certes, son mouvement va d’abord à l’inverse de celui de Custer (il fuit), mais comme le « dernier carré » du 7e régiment de cavalerie il devra former — à lui seul — un centre de résistance, d’abord à terre puis dans un tank qu’il occupera, luttant pour ne pas devenir semblable à ceux qu’il affronte.

Partant de l’obsolescence d’une imagerie héroïque, The Walking Dead en restaure les principes initiaux, ceux de la lutte contre la « sauvagerie ». Par la suite, la série suivra les déambulations d’une civilisation nomade qui doit se rebâtir constamment, au gré du déplacement de ses membres : certes, contrairement à ce qui se passe dans le western, il n’y a rien d’autre à conquérir ici que la promesse de sa propre survie, mais l’enjeu reste suffisamment crucial pour qu’on lui prête une vertu épique. C'est en marchant que ces personnages, dont le seul but est d’échapper à la fatalité d'un devenir a priori programmé (se muer en une mécanique anthropophage), prouvent la possibilité du vivant, et par là même celle, sinon de refonder le monde, du moins d’affirmer les valeurs de celui qui a vacillé (le nôtre). À travers la référence au western, c’est aussi le cinéma qui, même et surtout s’il migre sur d’autres supports, affirme ici sa puissance originaire.

* À noter que le film de zombie a pu se manifester autrement que dans ce sous-genre, où les morts-vivants apparaissent comme une multitude d'êtres affamés qui ne forment pas pour autant un collectif : ainsi sont-ils individués dans White Zombie (1932) de Victor Halperin et dans Vaudou (I Walked with a Zombie, 1943) de Jacques Tourneur, alors qu'ils forment un groupe dans (par exemple) la tétralogie des « Templiers morts-vivants » d'Amando de Ossorio (1971-1975).

 

Autrice : Gaëlle Lombard, docteure et enseignante en cinéma. Ciclic, avril 2016.