Au nom des anonymes : « Muriel Leferle »

Note. Cet article fait partie du dossier Cinq portraits documentaires, dont vous pouvez retrouver l'introduction ici

Choisir pour titre le nom d’une personne qui n’a pas auparavant d’existence dans l’espace public est un geste fort : d’emblée, cette personne acquiert un statut de personnage. Dans le cas de Muriel Leferle, cependant, la déclinaison de l’identité relève avant tout d'une procédure judiciaire : reçue dans les bureaux de la Préfecture de police de Paris dans le cadre d’une comparution immédiate, cette jeune femme aurait pu rester l’une des quatorze personnes filmées dans un film antérieur de Raymond Depardon au titre plus général, Délits flagrants (1994). Le fait que Depardon revienne en 1998 aux prises de vues qu'il lui avait consacrées pour réaliser un long métrage exclusivement centré sur elle l'extrait du simple statut de « cas » judiciaire. Trois lieux distincts donnent au film sa structure : le bureau de la psychologue (qui rappelle cependant à un moment qu’il est situé au Palais de Justice), le bureau de la substitut du procureur (Michèle Bernard-Requin, que Depardon retrouvera cinq ans plus tard, devenue juge, dans 10e chambre, instants d’audience), et celui de l’avocat commis d’office de Muriel Leferle.

Photogramme du film Muriel Leferle, de Raymond Depardon

Le premier lieu se superpose à la fonction « portraiturante » du cinéma car s'y déroule l’enquête de personnalité requise par la loi. « Cette enquête est importante : il s’agit de vous présenter », rappelle la psychologue. Pendant toute une première partie, Muriel Leferle se montre maîtresse dans l’art de l’autoportrait judiciaire : à chaque nouvelle phrase un nouveau délit s’ajoute, comme une nuance supplémentaire. Arrêtée pour vol de voiture, elle révèle sa toxicomanie. Les révélations ont toujours lieu selon une tournure grammaticale particulière : les propositions incises. « Vous en prenez beaucoup, de la cocaïne ?Beaucoup plus que de l’héroïne, oui » : la réponse introduit la deuxième drogue, qui n’avait pas été mentionnée auparavant. Même chose pour la vente de stupéfiants, délit beaucoup plus lourd que sa simple possession, que Muriel Leferle révèle au détour d’une phrase, et pour l’aveu que le vol de voiture dont elle est accusée est en fait l'énième d’une longue série : « J’ai toujours volé des voitures. Des voitures puissantes, hein ! ». Lorsque, tard dans l’entretien, elle révèle qu’elle se prostitue puis qu’elle est séropositive, le portrait prend un nouveau virage, et le ton se fait plus volontaire : le martèlement par la jeune femme de sa bonne santé et de son taux de « T4 » égal à celui d’une personne saine traduisent une forme de déni.

Photogramme du film Muriel Leferle, de Raymond Depardon

Espace-clé du film, ce bureau de la psychologue est le lieu d’un changement énonciatif : la parole d’abord sans frein, qui accroît la précision du portrait, se tarit devant le soupçon que l’entretien n’est pas confidentiel. L’ambiguïté tient au secret professionnel présumé de tout thérapeute, mis en doute par le statut de psychologue en milieu judiciaire. Peu à peu, les réactions de la psychologue font douter la prévenue de la destination de sa parole. Où iront les notes que prend son interlocutrice ? Devant la réponse floue de celle-ci, la défiance menace de « barrer » le portrait : « Je nierai tout si tu montres ça à la magistrate ! »

Photogramme du film Muriel Leferle, de Raymond Depardon
Quand la confiance flanche, le statut du film lui-même en est affecté. Plusieurs regards à la caméra de Muriel Leferle questionnent implicitement l’enregistrement de sa parole par le documentaire. Si selon la formule policière classique, tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous, qu'en est-il du film ? Ne constitue-t-il pas un document utilisable contre la jeune femme ? Comment le cinéaste peut-il garantir à la jeune femme qu’il ne fait pas corps avec le système judiciaire qui l’a autorisé à filmer ?

Photogramme du film Muriel Leferle, de Raymond Depardon

Le deuxième lieu dans lequel le film se déroule sera donc celui d’un recadrage de l’autoportrait. La substitut du procureur enchaîne la demande à la prévenue de décliner son identité, obligatoire dans ce contexte judiciaire, et celle de confirmer son acceptation d’être filmée, en un rapprochement étroit de l’institution et du cinéma qui devrait poser au documentariste une question éthique : dans quelle mesure le film redouble-t-il le regard posé par la Justice sur la délinquante ? Ménage-t-il un espace de parole véritablement différent ?

Photogramme du film Muriel Leferle, de Raymond Depardon

Le troisième lieu du film apporte une « solution » à la fois à la prévenue et au spectateur perplexe : l’entretien avec l’avocat redonne à la parole la liberté fictionnelle que le contexte précédent lui avait ôté. « Il faut dire la vérité, sinon les juges se vengent », enjoint l’avocat devant l’invraisemblance de la justification de Muriel (elle aurait fait démarrer la voiture pour en ouvrir la porte afin de récupérer des affaires à l’arrière). Mais cet appel à la vérité est d’ordre purement rhétorique : il suggère qu’il faut ménager son spectateur, ne pas prendre les juges pour des imbéciles, et, pourrait ajouter le documentariste, les spectateurs de cinéma non plus. Le mot « vérité » est un préambule au mensonge professionnel : la prévenue s’aperçoit lors de cet entretien que le mensonge maladroit qu’elle avait échafaudé ne demande qu’à être réécrit. Et même répété, puisqu’elle redemande à l’avocat ce qu’elle doit dire. Il ne le fait pas, préférant l’engager à improviser et donc, à paraître sincère. Muriel Leferle se révèle in fine le portrait d’une apprentie comédienne dans un film où la précaution documentaire (un carton initial annonce le caractère exceptionnel des autorisations obtenues pour filmer au Palais de Justice) se dépouille peu à peu de sa probité excessive, et où la fiction, comme dans tout bon documentaire, reprend ses droits. Elle dégage ainsi le nom propre de sa seule assignation judiciaire : une identité, c’est une parole bien plus contradictoire, multiple et fluctuante que ce qu'on peut en décliner devant greffier.

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Autrice : Charlotte Garson, critique de cinéma. Ciclic, 2019.