« Irène » : le portrait comme invocation

Note. Cet article fait partie du dossier Cinq portraits documentaires, dont vous pouvez retrouver l'introduction ici

Si Alain Cavalier a commencé sa carrière par des films de fiction à distribution prestigieuse (Alain Delon, Catherine Deneuve, Romy Schneider), il décide à la fin des années 1970 de se défaire de la lourdeur industrielle de telles productions et commence à creuser une matière autobiographique. Ce répondeur ne prend pas de message, en 1979, est un étrange autoportrait du cinéaste en homme endeuillé, le visage bandé comme l’Homme invisible, à la fois dans le champ et dissimulé, peignant en noir les fenêtres de son appartement. Trente ans plus tard, Irène (2009) répond de manière lumineuse à ce film sombre : il s’y agit de la même femme aimée et perdue, son épouse décédée dans un accident de voiture en 1972. Les modalités de son évocation sont cependant bien différentes. Entretemps, le cinéaste a peaufiné un art du portrait sur un mode délibérément mineur. Tournés pour la télévision, les 24 portraits de treize minutes (1987-1991) montrent des artisanes au travail : souvent âgées et confinées dans les murs d’un petit atelier, la matelassière, l’orangère ou la prestidigitatrice sont approchées par le cinéaste à partir de leurs mains, leurs visages n’entrant dans le champ que dans un deuxième temps.

Photogrammes du film Irène, d'Alain Cavalier 

En 2009, Alain Cavalier ressort ses carnets intimes des deux années qui ont précédé la disparition d’Irène. S’agit-il pour autant d’un portrait ? Le début du film répond de manière cinglante : au lieu d’Irène, c’est le cadavre de la mère du cinéaste qui apparaît, avant la mise en bière. Morte beaucoup plus âgée que l’épouse, la mère semble déclencher par son départ le retour de cette dernière. Depuis l'apparition des petites caméras vidéo, le cinéma de Cavalier consiste en des plans entièrement subjectifs. Il tourne seul, caméra à l’épaule, sans voix off ni musique additionnelle, et commente tout en filmant, parfois en chuchotant. « Le sel, le levain, et en même temps, le danger de ces carnets, c’est Irène ; j’en suis à 1971, au mois de juin, et j’ai la gorge... Il reste sept mois à vivre à Irène. » Ouvert sur ce compte à rebours, le film peut s’entendre comme une conjuration autant qu’une incantation : ce n’est pas tant que le mari endeuillé veuille se remémorer, « c’est Irène qui rôde, c’est elle, autour de la maison le soir. Elle vient me demander quelque chose, un film. […] Est-ce que je suis à la recherche d’une image cachée, interdite, que je croirai essentielle si je la trouve ? »

Photogrammes du film Irène, d'Alain Cavalier

L’injonction mystérieuse programme une diffraction du portrait proprement dit : voici que Cavalier rêve qu’une actrice célèbre, Sophie Marceau, se dit fille d’Irène et exige de jouer son rôle dans le film qu’il prépare sur elle. Au lieu de dissiper cette vision nocturne, le cinéaste la renforce et surprend son spectateur en découvrant, au revers d’une porte de placard, le portrait de l’actrice extrait d’une couverture de magazine, conservé parce qu’il a toujours voulu la filmer. D’une belle brune à l’autre, le jeu est lancé, avant qu’une troisième, Vanessa, ne soit convoquée pour jouer Irène, puis congédiée. Absente irremplaçable, impossible à figurer, Irène prolifère bientôt sous les yeux du « filmeur » (comme Cavalier se désigne dans le titre d'un de ses films) : autre femme, animal, et jusqu’à l’objet le plus trivial réveillent sa mémoire. « Cette couette me fait terriblement penser à elle : cette espèce d’immobilité un peu animale, d’attente », murmure le cinéaste. Plutôt que la projection pathétique d’un être inconsolé, on est amené à percevoir la dimension comique de cet art du portrait distancé voire décalé, qui fait feu de tout bois.

Photogrammes du film Irène, d'Alain Cavalier

Ce n’est que dans le dernier quart du film que le portrait de l’aimée apparaît – encore le plan sur une photographie de la jeune femme est-il lui-même le théâtre d’un petit suspense : semi nue, caressant tendrement son chien agonisant sur ses cuisses, Irène n’a pas de tête, dans ce cadrage. Le visage apparaît d’abord dans les mots de Cavalier : « Je n’ai jamais vu un visage travaillé par la douleur comme celui d’Irène », dit-il juste avant de recadrer le visage. « J’ai très peu de photos d’elle parce que je préfère la garder vivante dans ma tête que figée par des photographies », entend-on alors même que la photographie nous est montrée, ouvrant à une petite série qui révèle combien la beauté d’Irène était éclatante, et reconnue (elle fut Miss France et actrice). Et de fait, tout ce temps filmique passé sans accéder au visage d’Irène permet au spectateur de voir par-delà sa trop évidente photogénie. Le portrait différé s’explique aussi par une confession du cinéaste : le lendemain de l’accident, il n’a pas eu le courage d’aller reconnaître la morte à l’hôpital, et en a chargé un proche : « Si j’étais allé voir son visage mort, peut-être que je n’aurais jamais fait ce film. » Ainsi le portrait documentaire, plutôt que de partir de l’image, peut-il parfois, à rebours, s’y ré-acheminer, la mériter, lui faire place dans le présent. Irène paye une dette à son héroïne éponyme ; par la suite, les films d’Alain Cavalier relèveront tous du portrait, d’animal (Le Caravage, 2011, du nom du cheval de l’artiste et cavalier Bartabas), d’humain (Pater, 2011, avec l’acteur Vincent Lindon, Six portraits XL, 2018, sur six ami.e.s du cinéaste filmé.e.s au cours des ans), d’objets, ou de tout cela en même temps (Le Paradis, 2014).

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Autrice : Charlotte Garson, critique de cinéma. Ciclic, 2019.