« Oncle Yanco » ou la famille choisie

Note. Cet article fait partie du dossier Cinq portraits documentaires, dont vous pouvez retrouver l'introduction ici

Le spectateur du court métrage d’Agnès Varda intitulé Oncle Yanco (1967) s’attend à un portrait de famille. La cinéaste rend visite à un peintre américain qui vit dans la banlieue bohème de San Francisco, composée de péniches et autres maisons flottantes. Très rapidement (trente-cinq ans plus tard, elle confiera qu’elle a rencontré Jean/Yanco Varda trois jours avant de rentrer à Paris), Varda filme l’homme qu’elle appelle en voix off sa « racine flottante », qui porte son nom et s’exprime avec l’accent grec de son père. Les précisions qu’elle donne opèrent cependant une dé-familiarisation par rapport au titre : « Je savais qu’il existait. Un voyageur m’en avait parlé, et j’avais lu [Henry] Miller [de longue date, l'écrivain Henry Miller fut ami de Yanco Varda]. Mais un nom, c’est peu de chose. »

Photogrammes du film Oncle Yanco, d'Agnès Varda

La visite commence par un parti pris surprenant : la mise au jour de l’artificialité du pathos des retrouvailles familiales. Varda met en scène de nombreuses prises de son arrivée sur la maison flottante, et Yanco répète sur tous les tons : « Tu es la fille d’Eugène ? ». L’utilisation de gélatines (filtres de projecteur colorés) en forme de cœur vient parachever l’artifice d’un moment déjà mis sous cadre. Le même effet d’encadrement est utilisé plus tard, quand une gélatine rouge posée sur la partie ronde et vitrée d’une porte successivement ouverte et fermée fonctionne comme un chapitrage entre divers propos aphoristiques et possiblement subversifs, et rappelle l'aspect circulaire du moyen de communication alors en vogue dans le San Francisco hippie, qui a séduit Agnès Varda : le badge, à la fois bijou, pancarte et cadre miniature.

Photogrammes du film Oncle Yanco, d'Agnès Varda

La scène rejouée des retrouvailles précède une autre déception : l’« oncle riche et américain » que la cinéaste croyait avoir découvert à l’occasion de ce voyage à San Francisco démonte ses attentes point par point. « Je regrette, mais je ne suis pas tout à fait ton oncle parce que tu es la fille de mon cousin. Je ne suis pas tout à fait américain, parce que j’ai pris la nationalité américaine à cinquante ans. Et je ne suis pas riche… ». La déconstruction humoristique d’un cliché (l’oncle d’Amérique) est un prélude à un portrait libéré de tout lien, sans aucun engagement (« no strings attached », disent les Américains) : la généalogie n’a pas cours dans la vie de cet homme qui présente sa fille parmi les nombreux hippies du quartier qui viennent lui rendre visite le dimanche, manger à sa table ou voguer vers la mer dans son voilier, comme si la fonction d’oncle devenait génériquement un lien familial idéal parce que flou.

Photogrammes du film Oncle Yanco, d'Agnès Varda

Mais si le titre garde mention de la parenté, c’est peut-être parce que deux artistes se font face, comme le montage le suggère. Ce dialogue d’égal à égal se révèle plus précieux que le lien familial étiolé. À partir du moment où le peintre parle sérieusement de son art et expose ses conceptions esthétiques, la cinéaste multiplie les prises en faisant changer à chaque fois le tableau de Jean Varda à l’arrière-plan : le portrait face caméra se double donc d’un catalogue raisonné, peut-être le seul disponible de cet œuvre peint. « Le but de la peinture », dit Yanco, « c’est que la lumière doit pénétrer la matière et la dématérialiser ; c’est la rédemption, vraiment, de la matière. » Avec les moyens propres au cinéma, au premier chef le montage, la filmeuse aura elle aussi travaillé à cette « rédemption ». Les derniers plans du film sont des inserts sur les coins des toiles comportant la signature « Varda » : juste avant le générique écrit et parlé qui convoque toute une communauté amicale et artistique du cru, le patronyme commun aura donc brièvement fait fusionner deux Varda de générations, de nationalités, de sexes et d’arts différents.

SUITE : « MURIEL LEFERLE »


Autrice : Charlotte Garson, critique de cinéma. Ciclic, 2019.