Demeures de salauds - 6. Comment en est-on arrivé là ?

Pourquoi, dans les films grand public, tant de scénaristes, de metteurs en scènes et de décorateurs associent-ils l’architecture moderne et contemporaine à la corruption, à l'illégalité et à la malfaisance, au lieu de la mettre en valeur et de la saluer ?

Cette tendance n'est évidemment pas le fait d'un complot concerté. Souvent, la réponse se trouve simplement dans le fait qu’un personnage négatif se trouve être également influent et riche, et peut donc se payer une grande villa contemporaine. Car ne l’oublions pas : l’architecture contemporaine coûte cher.


Un voisinage problématique

Toutefois, la connotation négative de l'architecture moderne au cinéma peut être en partie attribuée à un homme, sans qu'il l'ait voulu : Ernö Goldfinger, architecte britannique d’origine hongroise, qui eut son heure de gloire avec une poignée d’œuvres brutalistes dans les années 1960 et 1970. Il construit en 1939 sa propre maison à Hampstead, dans les quartiers bourgeois et chics du nord de Londres. Par rapport aux maisons victoriennes qui l’entourent, sa villa détonne du fait de son audace et de ses formes sobres, très inhabituelles. Pour un observateur actuel, la maison peut paraître assez sage, mais en 1939 ce bâtiment avant-gardiste suscite mépris et incompréhension, et surtout la fureur des voisins.

Parmi eux, il en est un qui se sent particulièrement offensé par la présence de cette maison : l’écrivain Ian Fleming, futur auteur des aventures d’un agent secret du nom de James Bond. Il va jusqu'à déménager du quartier pour aller vivre en Jamaïque — même si l'on peut supposer que la mauvaise météo britannique a également joué. Ce qui est sûr, c’est qu’il est tellement dégoûté de l’architecture moderne que, dans ses romans, il fera habiter les adversaires de James Bond dans des villas démentielles, au style avant-gardiste. Dans la culture anglo-saxonne, et malgré quelques exemples antérieurs (comme, on l'a vu, Le Chat noir d'Edgar Ulmer), c’est lui qui crée le concept de la maison moderne comme source ou indice du mal. Fleming ira plus loin : il donnera à l'un de ses super-vilains le nom de Goldfinger, d’après celui de l’architecte. Ce dernier lui intentera en vain un procès en diffamation.

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James Bond à l'avant-garde

Dès James Bond contre Dr No en 1962, la première adaptation cinématographique des aventures du personnage créé par Ian Fleming, Ken Adam crée un style architectural unique pour cette série de films naissante, malgré un budget assez modeste pour le premier opus.

L’étonnante pièce de réception stylisée du Docteur No appelé « Tarantula Room », surmontée d’une énorme coupole aux ombres portées expressionnistes, devient l’archétype du style futuriste au deuxième dégré qui va caractériser le look James Bond. Et cela jusqu’à l’auto-parodie quand, quarante-six ans plus tard, on trouve une coupole semblable dans un hôtel bien réel (l’ESO Hôtel au Chili, construit par Auer Weber en 2001), transformé en repaire de méchant dans une autre aventure de James Bond : Quantum of Solace (2008) de Marc Foster.

Les successeurs de Ken Adam essaient d’inventer des « demeures du mal » de plus en plus spectaculaires, mais une certaine fatigue est perceptible à partir des années 1980-1990. La forteresse de glace de Meurs un autre jour (Die Another Day, 2002) de Lee Tamahori, par exemple, ressemble à un croisement malheureux de la pieuvre sous-marine conçue par Ken Adam pour L'espion qui m'aimait (The Spy Who Loved Me, 1977) de Lewis Gilbert et de l’opéra de Sydney créé par Jorn Utzon entre 1957 et 1973. Elle partage, bien entendu, le sort de toutes les magnifiques demeures de salauds de la saga James Bond : elle explose à la fin. James Bond ne se contente pas d’éliminer l’adversaire, il détruit par la même occasion et de manière spectaculaire sa maison : manière assez directe, pour Ian Fleming, de manifester son dégoût pour l’architecture contemporaine.

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Une maison explosive

On retrouve cette destruction finale de la maison du mal dans beaucoup de films dits « d’action », mais même le film « d'auteur » se conforme parfois à la règle : il n'est qu'à voir le funeste destin de la villa perchée et ultra-moderne dans Zabriskie Point (1970) de Michelangelo Antonioni, manifeste anticapitaliste qui prône la contestation étudiante et la libération sexuelle aux États-Unis, en pleine effervescence hippie. La classe dirigeante à combattre est représentée par un groupe de business men qui se retrouvent dans une villa moderne au fin fond de la Vallée de la Mort. La somptueuse villa construite par Hiram Hudson Benedict, un élève de Frank Lloyd Wright, explose sans raison apparente à la fin du film. Alors que l'explosion en elle-même ne dure que vingt-six secondes, cette scène allégorique au son de la musique de Pink Floyd dure à l'écran plus de sept minutes, pour souligner qu'elle naît de l’imagination de la jeune fille interprétée par Daria Halprin. Antonioni tourne la scène avec dix-sept caméras et montre treize fois de suite l’explosion en vitesse normale, au ralenti et dans ses moindres détails.

Même sous forme d’allégorie, le message est clair : il ne suffit pas de tuer les méchants, il faut aussi détruire leurs maisons et par extension l’architecture contemporaine, symbole d’une modernité dégénérée.

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Auteur : Patrick T. Klein, architecte. Ciclic, 2018.