Un drôle de locataire

Retour sur une séquence d'animation d'Un drôle de locataire, de Charley Bowers, qui condense en cinq minutes quelques-uns des aspects les plus caractéristiques du cinéma image par image.

Charles R. Bowers, alias Charley Bowers, est un réalisateur et acteur américain né en 1877 ou en 1889, selon les sources (c'est dire s'il reste méconnu), et mort en 1946. En France, à l'époque où ses films étaient distribués en salles, le personnage burlesque qu'il interprétait était surnommé « Bricolo » : il s'agissait souvent d'un inventeur de machines à la fois ingénieuses et farfelues. En 1927, il réalise Un drôle de locataire (A Wild Roomer), une comédie en prises de vues réelles et continues au cœur de laquelle il insère une séquence de cinéma d'animation. Comme souvent chez Bowers, la partie en cinéma « traditionnel » présente un intérêt relatif, mais celle animée image par image est d'une qualité remarquable. En outre, cette courte séquence permet d'aborder un ensemble de questions qui concernent le cinéma d'animation en général et, de ce fait, d'évoquer des réalisateurs et des œuvres qui ont compté dans l'histoire de ce dernier.

1. Travail manuel
2. Ex nihilo
3. Dessin animé
4. Rendre l'âme
5. Une longue patience
6. Spectacle total
7. Métamorphoses
8. Quel animal
9. Beau comme la rencontre...

1. Travail manuel

Comme le remarque Hervé Joubert-Laurencin, l'art du film d'animation « s'oppose au reste du cinéma » en ce que ce dernier, pour sa part, est « l'une des premières techniques à se passer de la main de l'artiste » (livret Lycéens au cinéma sur Perfect Blue, de Satoshi Kon, p. 18). Cette intervention manuelle qui subsiste dans le cinéma d'animation et qui lui conserve une dimension artisanale (bien que l'imagerie numérique, depuis les années 1990, l'ait considérablement restreinte), s'est souvent traduite par la visualisation à l'écran de la main de l'animateur. Cette main mise en abyme intervient déjà dans ce que l'on considère comme le premier dessin animé sur film argentique : Humorous Phases of Funny Faces, que James Stuart Blackton réalisa en 1906. Soixante ans plus tard, ce sera encore un principe récurrent de la série télévisée La Linea, d'Osvaldo Cavandoli. De créatrice, la main deviendra tyrannique dans Ruka, le film de marionnettes du Tchèque Jiri Trnka.

Dans Un drôle de locataire, l'originalité tient au fait que les mains figurées ne sont pas celles d'un animateur de chair et d'os : elles sont elles-mêmes animées image par image. Dans la fiction de cette scène, des bras métalliques articulés sont censés les diriger. Le film propose ainsi une mise en abyme plus complexe que celle qu'on trouve si souvent dans le cinéma d'animation : ce n'est pas seulement sa part manuelle qui est pointée, mais l'imbrication de celle-ci dans la part mécanique, automatisée du cinéma en général.

2. Ex nihilo

Les mains usent d'une sorte d'entonnoir inversé, duquel apparaissent progressivement les différentes parties de la poupée. Beaucoup plus que le cinéma en prises de vues réelles et continues, qui dans une large mesure enregistre un monde existant, le cinéma d'animation donne l'impression d'être une création totale, ex nihilo. Malgré le contexte machinique dans lequel elle apparaît, la poupée ne semble pas naître d'un processus matériel réaliste, mais de la seule capacité créatrice des deux mains qui l'engendrent.

 

3. Dessin animé

Le dessin animé est la forme la plus systématisable du cinéma d'animation. S'éloignant de l'artisanat, Walt Disney a jeté dans les années 1930 les bases d'une production quasi industrielle. De ce fait, le dessin animé a fini, dans l'esprit commun, par se substituer à la notion plus générale de film d'animation.

Avant d'en venir à l'animation image par image « en volume », Charley Bowers a pratiqué le dessin animé pendant plusieurs années. Il en subsiste une trace dans Un drôle de locataire sous la forme des traits du visage de la poupée, que les mains dessinent au pinceau. Dans la suite de la séquence, ces traits dessinés (la bouche, essentiellement) feront l'objet d'une animation spécifique, ajoutée à celle de la poupée en trois dimensions. Aussi discrète soit-elle, cette part de dessin animé ajoute à l'impression d'assister à une manifestation particulièrement achevée de cet art composite qu'est le cinéma d'animation, le temps d'une parenthèse au sein d'un film par ailleurs tourné en prises de vues réelles et continues.

4. Rendre l'âme

Les films d'animation qui mettent en scène le passage de l'inanimé à l'animé sont nombreux, l'intervention de la fée au début du Pinocchio produit en 1940 par Walt Disney restant l'exemple le plus célèbre. En cela, le cinéma d'animation ne fait que souligner l'essence du cinéma en général : « le principe même du cinématographe consiste à fabriquer du mobile avec de l'immobile, de l'image mouvante avec des photogrammes arrêtés, autrement dit, du vivant avec du mort » (Hervé Joubert-Laurencin, « Le joujou du riche », Trafic n° 2, printemps 1992, p. 111).

Dans le cinéma en prises de vues réelles et continues, toutefois, les êtres filmés sont généralement doués d'emblée d'une vie organique, alors que dans le film d'animation il s'agit de leur conférer artificiellement une vie cinématographique (sauf exceptions consistant à appliquer l'animation à des images d'êtres de chair et de sang : pixillation telle que la pratique Norman McLaren, animation délibérément grossière d'images fixes de corps humains). Un drôle de locataire est hanté par le souvenir de Frankenstein : couture, transmission de l'étincelle de vie à un tissu mort. Cette vie peut être reprise aussi vite qu'elle a été donnée : le cinéma d'animation est, fondamentalement, une question de vie et de mort. Les ciseaux qui parachèvent la greffe du cœur ne semblent disparaître que pour resurgir, quelques instants plus tard, sous la forme de ceux que l'écureuil sort de son sac et plante à deux doigts de la poupée, à l'effroi de celle-ci (et à l'endroit où, au moment de la greffe, les mains avaient déjà planté un canif). « Animer un film n'est pas » — pas seulement, en tout cas —, « comme on le dit souvent pour se rassurer, « donner la vie », mais « prendre le mort », reconstruire, à la Frankenstein, un corps avec des morceaux épars, un « Corps sans Organes » » (Hervé Joubert-Laurencin, ibidem).

5. Une longue patience

Le détail scrupuleux des opérations qui président à la formation de la poupée, depuis sa création ex nihilo jusqu'à son habillage, et la méticulosité des gestes effectués par les mains créatrices (en particulier la façon dont elles coupent le fil de l'aiguille et en récupèrent le reliquat) ne sont qu'un discret indice du travail extraordinairement précis, délicat et chronophage qu'exige le cinéma d'animation, et spécialement l'animation image par image : un travail à la fois de haute couture et de petite main. Ce que résume ainsi Joseph Losey, réalisateur de longs métrages « traditionnels » à propos de Charley Bowers avec lequel il collabora : « C'était un homme petit, tiré à quatre épingles, un travailleur infatigable et de toute évidence un technicien de premier ordre. J'ai été frappé par son air déjà fatigué et résigné, bien qu'il fût relativement jeune. Ses méthodes de travail me sont apparues comme un terrible labeur sans fin » (propos cités dans le documentaire À la recherche de Charley Bowers, de Christophe Coutens, inclus dans le DVD n° 2 du coffret Charley Bowers, un génie à redécouvrir).

6. Spectacle total

Plus encore que le cinéma en prises de vues réelles et continues (dont une large part s'en tient à une fonction d'archive), le cinéma d'animation est essentiellement conçu comme un spectacle : une forme créée dans l'intention d'être donnée à voir. D'où les fréquents effets de connivence avec le spectateur, par exemple dans les films de Tex Avery. Dans Un drôle de locataire, des mains sans corps dotent leur créature d'yeux qui lui permettront, quant à elle, de regarder fréquemment en direction du spectateur, par l'entremise de la caméra.

 

7. Métamorphoses

« Une noix, qu'y a-t-il à l'intérieur d'une noix ? », se demandait Charles Trénet. Or justement, après lui avoir fait engloutir une banane, les mains laissent la poupée seule en présence d'un de ces fruits à coque. La poupée s'en saisit pour l'observer, l'ausculter puis la faire rouler par terre. Sans transition, celle-ci se transforme en écureuil. L'intéressant, en l'occurrence, ce n'est plus seulement la création ex nihilo ou le passage de l'inanimé à l'animé, mais la métamorphose d'une forme donnée (une noix) en une tout autre (un écureuil), l'instant précis de la substitution étant rendu possible par le « truc par arrêt de caméra » popularisé, en tant que moyen de donner l'illusion de transformations merveilleuses, par Georges Méliès.

Les formes du cinéma d'animation ont une capacité inépuisable de transformation et de déformation, qu'elles soient figuratives telles les silhouettes en papiers découpés de Lotte Reiniger ou les créatures des cartoons américains (par exemple chez Ub Iwerks et chez les frères Fleischer), ou plus abstraites comme les figures grotesques ou géométriques nées de l'imagination du pionnier Émile Cohl, et d'expérimentateurs tels que Norman McLaren ou Harry Everett Smith. De ce point de vue, l'accéléré peut être considéré comme une forme particulière de cinéma d'animation ; le premier exemple historique de ce procédé dont on ait gardé trace, Demolishing and Building Up the Star Theatre (qui date de 1901), n'est pas le moins impressionnant, dans sa façon de donner à voir en raccourci et à toute allure un processus de transformation réel.

En outre, les formes du cinéma d'animation paraissent dénuées de limitations physiques : rien d'étonnant à ce qu'une poupée puisse avaler d'une seule bouchée une banane entière, peau comprise, ou que du minuscule sac d'un écureuil surgisse un nombre d'objets virtuellement infini, de toutes tailles.

8. Quel animal

D'une noix, naît donc un écureuil : humanisé, par certains traits (Bowers joue de la réputation qu'a cet animal de faire des stocks pour lui prêter toute une collection d'objets hétéroclites), mais nullement anthropomorphisé. Face à un substitut d'être humain très schématique (une poupée dénuée de cheveux), cet écureuil est au contraire d'une apparence très réaliste, au point de faire songer (retour du mort dans le vivant) à un animal empaillé. Quel que soit leur degré d'anthropomorphisation, les animaux occupent une large part du cinéma d'animation, dans sa version la plus populaire (Walt Disney) comme chez des cinéastes qui ne s'adressent pas forcément aux enfants : Gertie, la gracieuse femelle dinosaure de Winsor McCay ; le gorille géant animé par Willis O'Brien pour le premier King Kong ; la grenouille chantante de Chuck Jones ; la poule, l'alouette ou le merle déconstruits de Norman McLaren ; le taureau spectral né de l'écran d'épingles conçu par Alexandre Alexeieff et Claire Parker ; le hérisson dans le brouillard de Iouri Norstein — pour ne citer qu'eux, parmi tant d'autres. Le cinéma d'animation est un gigantesque bestiaire, qui reformule sans cesse la très ancienne question (à laquelle Descartes répondait par la négative) : les animaux ont-ils une âme ?

9. Beau comme la rencontre...

Entre la fin de son parcours cinématographique au début des années 1940 et les années 1970, le nom de Charley Bowers disparut des annales du cinéma, et même de la mémoire des connaisseurs du film d'animation. Raymond Borde, conservateur de la Cinémathèque de Toulouse et initiateur de la redécouverte des films du cinéaste, signale dans le documentaire À la recherche de Charley Bowers que dans ces années d'oubli total de son œuvre, un des rares à s'être souvenu de lui fut André Breton : dans l'Almanach surréaliste du demi-siècle, en 1950, ce dernier considérait le court métrage It's a Bird comme le film le plus important de l'année 1937 — même s'il l'attribuait à Harold L. Muller, le collaborateur de Bowers chargé de filmer les parties non animées de ses films.

Rétrospectivement, il semble aller de soi que Breton, qui définissait le surréalisme comme une « dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale », ait été séduit par la fantaisie de Charley Bowers et par la révolution formelle permanente propre au cinéma d'animation. Tenant des mises en rapport inédites, le surréalisme ne pouvait qu'entretenir des affinités avec la capacité de ce cinéma à susciter des rencontres incongrues, comme celle entre la poupée et l'écureuil d'Un drôle de locataire qui finissent par former un couple que rien ne pouvait laisser prévoir au début de la scène. Leur coup de foudre a d'ailleurs lieu sur une sorte de planche à repasser qui tient aussi de la table de dissection, à l'image de celle où se déroule la rencontre entre une machine à coudre et un parapluie chantée par Lautréamont, et reprise comme étendard poétique par André Breton.

 

Auteur : Jean-François Buiré. Ciclic, 2014.

 

Un drôle de locataire figure dansCharley Bowers, un génie à redécouvrir, un coffret de deux DVD édité par Lobster Films en 2003.