Tropical Malady - 2. Généalogie d'un monstre

Des images du film de Jacques Tourneur Cat People (La Féline, 1942) hantent Tropical Malady, et cela en dépit d'ancrages culturels et de partis pris esthétiques différents : décor urbain, abstraction du noir et blanc, désir féminin réprimé dans le premier ; luxuriance de la jungle, précision des couleurs, amours masculines dans le second.

Par l'exactitude de sa symétrie (motif, cadrage, mise en scène), le rappel de cinq plans (au moins) de Cat People dans Tropical Malady établit une filiation entre le tigre-fantôme thaïlandais et la femme-panthère américaine.

TTropical Malady - dyptique 1

Tropical Malady - dyptique 2

Tropical Malady - dyptique 3

Tropical Malady - dyptique 4

Tropical Malady - dyptique 5

Comme Tourneur le fit avant lui, Weerasethakul libère la force d'un désir dont, par obligation ou par choix, les manifestations physiques explicites sont moralement et figurativement peu représentables, et recourt à des stratégies figuratives proches de celles du film de 1942 (l'occultation plutôt que l'exhibition, le cinématographique plutôt que le cosmétique). On est loin du remake de Paul Schrader (Cat People, 1982), où la puissance obscure du désir s'incarne et se défigure dans le même temps, au moment du coït monstrueux : la surface se boursoufle, craque et accouche d'un monstre au mieux choquant, au pire grotesque. Ce type de fantastique joue la crédulité contre la croyance, dans une surenchère de la représentation et des artifices.

La féline, Tropical Malady

Pas de changement à vue chez Tourneur et Weerasethakul : l'imaginaire du spectateur travaille à partir de traces et d'empreintes, visuelles et sonores, que leurs créatures laissent derrière elles. Celles-ci se donnent à voir seulement sous leurs formes humaines ou animales, mais saturent l'obscurité de leur présence invisible. Comme l'a montré Nicole Brenez*, Tourneur inscrit la métamorphose d'Irena dans le circuit plastique de Cat People, plus précisément dans ses fondus enchaînés. Réminiscence tourneurienne, le corps fantastique qu'invente Weerasethakul est peut-être à chercher dans les écrans noirs qui constellent la seconde partie de Tropical Malady, zones opaques du désir opérant la transition entre le visible et l'invisible, entre ce qui se dit et ce qui se cherche.

* Nicole Brenez, « Corps sans modèle », Trafic n°22, été 1997, p. 126.

 

SUITE


 Autrice : Delphine Simon-Baillaud, enseignante de cinéma et vidéaste. Ciclic, 2016.