Tropical Malady - 4. La nuit du chasseur

En entrant dans la jungle, « nous entrons dans le territoire de la chasse désirante entre les vivants et les morts* ». La seconde partie de Tropical Malady rejoue et déplace la romance amoureuse entre Tong et Keng sur la scène d'un désir de dévoration, latent dans la première partie, et qui culmine dans le face-à-face entre le tigre-fantôme et Keng le chasseur.

« L'esprit du tigre est rongé par la faim et la solitude », avertit le singe. Le désir amoureux devient une faim dévorante, et l'amant une proie.

L'errance de Keng dans la jungle renoue avec l'expérience cinématographique, « l'expérience de cette nuit expérimentale dans laquelle quelque chose vient bouger, s'animer et parler devant nous** ». Dans cette forêt animée d'une vie invisible, palpitante et bruissante de sons, le soldat guette quelque chose dans le noir. Ce quelque chose qui n'est pas nommé, qui « s'anime et parle devant nous », c'est, au niveau diégétique, la créature fantastique qui n'en finit pas d'apparaître et de disparaître ; mais c'est aussi le processus cinématographique lui-même, qui transforme la jungle en un vaste dispositif d'apparition. Keng est le premier spectateur, solitaire, désorienté et fasciné de ce « cinéma sauvage », dont le dispositif primitif repose sur le pouvoir de l'obscurité à faire naître des images (ombres, formes spectrales, hallucinations). La jungle est une chambre noire dans laquelle émergent des corps lumineux : lucioles qui se fixent sur un arbre et l'animent de leur substance luminescente ; forme diaphane s'élevant au-dessus du cadavre d'un buffle juste abattu, que l'animal semble exhaler en un dernier souffle. Fasciné, le soldat voit l'arbre s'éteindre et le spectre s'éloigner et disparaître. Sa quête est un dialogue muet avec des fantômes.

À travers la fascination de Keng, c'est la figure du spectateur qui est redéfinie. De part et d'autre de l'écran se joue l'expérience commune d'une immersion dans l'obscurité, Keng isolé dans la nuit de la jungle, et le spectateur solitaire plongé dans le noir de la salle. Les deux espaces, fictif et réel, se rejoignent, dans une sorte de continuum obscur qui va de l'écran à la salle. La « nuit expérimentale » dans laquelle Keng s'immerge prolonge celle du spectateur.

La séquence finale voit converger ces deux principes d'immersion et d'identification. La séquence débute par un long plan fixe montrant le soldat, agenouillé au milieu d'une clairière et découvrant la silhouette du tigre, immobile sur la haute branche d'un arbre. Nulle fulgurance dans cette apparition : le tigre était déjà dans l'image. La suite de la séquence est presque uniquement constituée de gros plans de Keng et du tigre, face caméra. La voix du soldat s'élève alors, dans une adresse au tigre où s'entend à la fois l'expression de l'abandon de soi et l'emprise hypnotique du monstre : « Monstre, tu peux prendre mon esprit, ma chair et mes souvenirs. »

L'insistance des regards caméra implique physiquement le spectateur et le renvoie à sa propre posture. Keng est son double hypnotisé par la force de l'apparition. « A présent, c'est moi que je vois. [...] La peur. La tristesse. Tout cela était si réel, que cela m'a donné vie. » L'incertitude demeure quant à l'identité de l'énonciateur et du ou des destinataires. On ne sait plus qui est le double de l'autre, ni de quel côté se situe le réel. Après un dernier plan sur la forêt, le film s'achève sur un ultime écran noir, tandis que la masse sonore et nocturne de la jungle se fait encore entendre, au-delà même du générique. Fusion des espaces dans l'obscurité finale et persistance des sons diégétiques : le spectateur émerge du film dans un lieu encore marqué par l'ambigüité, jusqu'au moment où les lumières de la salle se rallument.

Marie-José Mondzain, Images (à suivre), De la poursuite au cinéma et ailleurs, Bayard, 2011, p. 213.

** Jean-Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Petite Bibliothèque des Cahiers, Gallimard, 1997, p. 6.


Autrice : Delphine Simon-Baillaud, enseignante de cinéma et vidéaste. Ciclic, 2016.