Irinka & Sandrinka – Analyse de séquence

Les maisons et les poupées

La séquence (de 11 min 27 à 13 min 13) se divise en deux sous-parties : la vie chez les Baranov puis chez les Stoïanov. La différence de longueur entre les deux est significative : si le bonheur chez les Baranov est rapidement évoqué (en un seul plan), le récit du malaise chez les Stoïanov demande plus de temps.

Les plans d’introduction sont situés dans un espace abstrait qui reprend les thématiques visuelles du film : Irinka se trouve sur un échiquier, rappel du combat entre rouges et blancs présenté comme une lutte de petits soldats, assimilée à celle entre les deux familles. La différence d’animation entre Irinka qui bouge de manière fluide et les grands-parents, photographies animées, pantins de papier aux visages immuables, permet de souligner leurs relations. Là où le geste du grand-père Stoïanov frappe par sa réserve — le refus n’est signalé que par le mouvement d’une main, relayé par un dandinement de tête de la grand-mère —, les bras du grand-père Baranov s’ouvrent avec la sincérité brusque d’un guignol (mouvement latéral des bras). Ce geste de bienvenue est d’ailleurs montré deux fois.

Une petite fille et l’Histoire

La solitude de l’enfant pris dans les conflits familiaux et les bouleversements historiques est un thème essentiel du film. La première image de la séquence montre Irinka, seule au milieu d’un plan sombre, une bougie à la main. Ce procédé est repris plus loin, lorsque Irinka change de maison. Nous voyons la petite fille, seule au milieu du plan, puis un rapide élargissement du cadre révèle le nouveau contexte dans lequel elle devra trouver sa place : une maison encadrée par les deux Stoïanov gigantesques. L’idée de solitude est également rendue par un parti pris récurrent : la présence d’êtres fantomatiques. Ils apparaissent dès la séquence de l’automobile quand Irinka marche dans une rue au milieu de passants transparents, évanescents. L’ombre du grand-père jouant du piano vient redonner vie au disparu. Le thème du fantôme trouve son aboutissement avec l’effacement du grand-père Baranov (12 min 02). Métaphore de la mort, il révèle l’aspect incertain et fuyant de la réalité vue par les yeux de l’enfant.

La maison de poupée

Malgré les circonstances dramatiques (Irinka vient de perdre sa mère), le jeu reste un élément essentiel, même s’il n’est pas toujours joyeux et rassurant. Initialement, Irinka devait être assise sur les genoux du grand-père Baranov. La réalisatrice l’a déplacée afin de mettre en évidence les bouleversements de sa vie : Irinka joue avec sa peluche qu’elle trempe dans une bassine et nettoie avec une brosse.

Puis la maison des Stoïanov se présente comme une maison de poupée. Quand Irinka se réveille dans sa nouvelle chambre, le rapport de forces a changé, elle est à son tour devenue une poupée. Elle est entourée de poupées géantes (les jouets hypertrophiés étaient déjà angoissants dans le château). Des mains (venant d’une gravure du début du vingtième siècle) entrent par le haut du cadre pour la saisir comme une poupée et lui faire subir le rituel de son propre jeu : elle est plongée brutalement dans un bain, puis récurée avec une brosse. Son habillement rappelle celui des « poupées à habiller » en carton. La violence de ce traitement est soulignée par la brosse qui est une photo d’objet en couleur face à une Irinka dessinée en noir et blanc, qui semble plus fragile. Cette brutalité se retrouve dans le geste de la gouvernante (dont les mains géantes manipulent Irinka) lorsqu’elle la frappe sur les doigts pour l’obliger à manger proprement.

Une danse grinçante

Cette séquence relate les changements de l’univers de la petite fille, vus par ses yeux. La bande son raconte l’itinéraire émotionnel du personnage à sa manière. Nous découvrons ainsi les rythmes et les sons de l’enfance d’Irinka. L’univers rassurant des Baranov est caractérisé par le grincement régulier du fauteuil à bascule du grand-père, qui continue à se balancer quelques instants après sa disparition, émettant un dernier son plaintif. Peu après celui du fauteuil, un autre grincement se fait entendre, chez les Stoïanov cette fois. Lorsque la grand-mère Stoïanov tend la main pour inviter Irinka à entrer dans la maison, son mouvement est accompagné d’un grincement. Ce son annule la possible bienveillance du geste et rappelle avec humour une expression idiomatique russe : faire une chose « avec grincement » (« so skripom ») signifie la faire à contre-cœur, en se forçant. Nous retrouvons le grincement lorsque la fillette tente de manier les couverts surdimensionnés. Le rythme sonore change et devient plus saccadé, ponctué par des sons agressifs comme le coup de baguette sur les doigts de l’enfant, ou le claquement des mains de la grand-mère appelant ses servantes. La musique, chez les Baranov, créait une inquiétude latente grâce à quelques sons de violon chuintés. Chez les Stoïanov, elle évolue sur un rythme de danse, mais « déraille » systématiquement vers la dissonance, signifiant parfaitement le malaise de la maisonnée malgré des apparences préservées.

Eugénie Zvonkine, 2008. 

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