Séance 3 - Filmer le monde

La séance précédente était consacrée à des films montrant une réalité inconnue et inaccessible sans le recours à la caméra. Ici, on montrera des films qui bousculent une réalité familière aux spectateurs. La séance s'articule donc autour des mutations du réel par le biais du cinéma.

Le cinéma entretient avec cette question du réel un lien particulier, des premières vues des frères Lumière aux effets contemporains liés à la 3D. Faire plus réaliste serait une des missions du cinéma, essentiellement pour des raisons de participation et de réception, considérées comme plus aisées dans le cas du réalisme. Cette idée que le cinéma est un art réaliste est souvent ancrée dans l'esprit des enfants. Il est intéressant de les questionner sur ce qui constitue généralement un film : une mise en scène, une narration, un dispositif de prise de vues, des choix des lumières et des cadres, le montage. Tous ces éléments sont en fait des outils permettant de transformer la réalité. Même l'approche dite documentaire ne crée pas du réel, elle rend compte d'un point de vue sur le réel. « Le réel, c'est ce contre quoi on se cogne », disait le philosophe Jacques Lacan, c'est-à-dire ce qui éveille en nous une autre manière de voir le monde.

Le cinéma est à même non pas de restituer le réel, mais de l'interpréter et de le faire sentir. Cette capacité de sensation s'affirme très fortement dans le cinéma expérimental. Le cinéaste américain Stan Brakhage estime que la caméra filmant la réalité est un leurre car la caméra transforme la réalité. Brakhage, dans son texte consacré à Georges Méliès, décrit l'étonnement que ce-dernier a sans doute ressenti face à la découverte du Cinématographe des Lumière : « Il a dû immédiatement voir en cette machine la possibilité de transformations infinies*. »
Une image n'est jamais l'objet qui est dans l'image, mais simplement sa représentation. Cette approche du réel permet de soumettre ce-dernier à la question du point de vue et de la position (de la place) du cinéaste, aussi bien dans ce qui est de l'ordre physique que de ce qui touche à sa proposition personnelle d'interprétation du monde.
Démonstration avec les images de Patrick Bokanowski.

Au bord du lac de Patrick Bokanowski 

Au bord du lac (France, 1993, 6 min) montre des moments de loisirs et de détente filmés à proximité d'un lac. Une succession de plans fixes filme de manière insolite des scènes familières.
Ce film se compose de répétitions par le montage (dans les images et la musique), de combinaisons chromatiques rappelant des pratiques proches de la peinture, de plans serrés ou larges ondulant au travers d'effets visuels obtenus au tournage par l'utilisation d'optiques déformantes. Des éléments (mouvement, couleur, terre, soleil, miroitement...) s'animent au grès de formes plastiques évocatrices visant à détourner les images et prélevant dans le réel des signes de poésie. Cette démarche vise à abstraire le réel par des outils lyriques propres au cinéma : variation de la lumière, modulation des formes, glissement des couleurs. La dissolution des formes et des couleurs donne une sensation liquide à ces images. La puissance de la musique invite également à envisager le lien image et son de façon totalement lyrique.
Métamorphoser le réel par le fait même de le saisir cinématographiquement implique que le cinéaste soit un observateur acceptant de subir les variations visuelles que lui impose le territoire scruté : le regard du cinéaste se montre être celui d'un transformateur, d'un compositeur, d'un interprète. Se laisser aveugler, asperger, submerger par les éléments, être saisi par une couleur, un parfum, un son, un motif, cela nécessite une grande disponibilité et une attention émerveillée. Saisir pour métamorphoser : telle pourrait être une définition du cinéma.

* Stan Brakhage : "Georges Méliès", in
The Brakhage Lectures, p. 25 (trad Kevin Cappelli, ed. Capricci, 2009) 

Atelier

À partir de ce film, il est possible de demander aux élèves de photographier un élément du quotidien à travers un objet qui le déforme ou lui fait changer de couleur (filtre coloré, verre, loupe, calque, tube...). Il peut être intéressant ensuite de tenter la description de cet objet, description qui peut être prise en charge soit par celui qui a fait l'image, soit par quelqu'un d'autre. Pour prolonger encore cette recherche, cette description peut être donnée à un troisième élève, afin qu'il réalise une autre image photographique inspirée par cette description.


Auteur : Sébastien Ronceray. Ciclic, 2015.