Annexe 1. Film mutilingue et traduction : Fatima de Philippe Faucon

Traduire un film qui comporte plusieurs langues parlées n’est pas une mince affaire. Le spectateur doit comprendre que les personnages parlent des langues différentes. Outre qu'elles participent à leur caractérisation, la communication entre des personnages dont les langues diffèrent est singulière : se comprennent-ils ? S’agit-il d’un dialogue de sourds ?

S’il s’agit d’un film étranger, on peut choisir de tout traduire et les dialogues sont alors intégralement doublés ou sous-titrés en français. Dans le cas du doublage, on perd la diversité linguistique et les subtilités culturelles et communicationnelles impliquées par le multilinguisme du film. Dans le cas du sous-titrage, on peut regretter une sorte d’« aplatissement » de la diversité linguistique causé par le passage de l’oral à l’écrit. En effet, tout traduire en français dans une même typographie met au même niveau linguistique des dialogues qui ne l’étaient pas. Une oreille attentive peut percevoir les différences des langues parlées, si tant est qu'on les connaisse un peu. Mais entre deux langues également inconnues, on peut s’y perdre. Dans Mademoiselle (2016) de Park Chan-wook, un choix singulier de sous-titrage a été fait : le japonais et le coréen sont sous-titrés en deux couleurs distinctes. On peut reprocher à cette solution de rendre le sous-titre plus voyant, mais elle a l’avantage de distinguer les deux langues parlées et de permettre de mieux percevoir les enjeux entre les personnages : qui parle quoi ? qui comprend quoi ?

On peut également choisir de ne pas traduire ce que les protagonistes du film ne comprennent pas, mettant le spectateur dans la position des personnages en question. Dans Oss 117 : Le Caire, nid d’espions (2006) de Michel Hazanavicius, Hubert Bonisseur de la Bath, interprété par Jean Dujardin, ne parle pas arabe et ne comprend donc pas lorsqu’on lui parle dans cette langue dans les rues du Caire. Lorsqu’il est seul, les paroles en arabe ne sont pas traduites, mettant le spectateur (en postulant qu’il ne parle pas non plus l’arabe) au même niveau que le personnage. Lorsque d’autres locuteurs arabophones sont présents dans la scène, le dialogue est sous-titré. Dans ce cas, l’échange entre ces personnages fait « avancer le récit » et doit être compris par le spectateur.

 

Image du film OSS 117
Oss 117 : Le Caire, nid d’espions
(2006) de Michel Hazanavicius


Fatima : un film français sous-titré. En 2018, Fatima (Philippe Faucon, 2015) est au programme de Lycéens et apprentis au cinéma. Les élèves penseront peut être qu’avec un film français, ils sont à l’abri du « problème » des sous-titres. Pourtant il y en a, car le film est bilingue. Fatima vit dans la périphérie de Lyon et elle est d’origine algérienne. Elle parle le français dans certains contextes (au travail, chez le médecin, au collège), mais elle s’adresse en arabe dialectal algérien à ses filles... lesquelles lui répondent en français. C’est le cas dans bien des familles françaises dont les parents sont allophones : ils parlent dans leur langue maternelle à leurs enfants qui pour leur part répondent dans cette langue ou dans celle du pays où ils vivent. L’ex-mari de Fatima, quant à lui, parle en français à ses filles. Est-ce par ce qu’il maîtrise mieux la langue française ? Parce qu’il a eu d’avantage accès à la langue par son travail ? Cette différence contribue à souligner la distinction des relations père/filles et mère/filles dans le film.

 

Photogramme du film Fatima


Le critique Mathieu Macheret écrit dans le dossier pédagogique consacré au film que « l’un des enjeux primordiaux de Fatima est de mettre en évidence la rupture générationnelle insidieuse entre les parents issus de l’immigration et leurs enfants nés sur le territoire français, rupture qui se manifeste en premier lieu par la maîtrise de la langue ». Dès lors, comment faire comprendre au spectateur les différentes langues parlées ainsi que les degrés de maîtrise de celles-ci ? Nesrine et Souad, les filles de Fatima, comprennent leur mère. Il importe donc de faire en sorte que le spectateur la comprenne également, en traduisant les paroles de Fatima. Cette question de la langue étant située au cœur du film, il n’y aurait pas d’intérêt à doubler Fatima pour faciliter la compréhension du spectateur : il ne percevrait plus le multilinguisme de la famille. Le sous-titrage a donc été choisi pour les dialogues en arabe. Lorsque Fatima lit des extraits de son journal, il est également nécessaire que le spectateur comprenne qu’elle lit et écrit en arabe, et que cette expression personnelle lui permettra d’évoluer, de prendre confiance et de s’affirmer. En parallèle, l’apprentissage de la lecture du français sera pour elle une autre source d'évolution. 

Ici, la langue est un indicateur de parcours et de position sociale. Les deux langues parlées par Fatima contribuent à caractériser son personnage : l’arabe comme langue maternelle d’une personne qui est née en Algérie, le français comme langue seconde, moins maîtrisée et apprise plus tard, celle du pays où elle a migré. Souad et Nesrine sont nées en France, elles ont le français pour langue maternelle mais comprennent l’arabe parlé de leur mère, même si elles ne le maîtrisent pas parfaitement à l’oral. La séquence où Fatima demande à Souad le sens du mot « persuadée » qu’elle a entendu de la part de son employeuse est intéressante à plusieurs titres. Souad a du mal à traduire et cherche une explication en français. Cette scène souligne a posteriori la condescendance de l’employeuse (utiliser un niveau de langue plutôt soutenu à destination de quelqu’un qui ne maîtrise pas parfaitement la langue). Le spectateur prend conscience des barrières que peut poser la langue dans la vie quotidienne de Fatima. Un trait de la relation mère-fille est alors dessiné : par la traduction, c’est la fille qui aide la mère. On comprend également que Souad, par son explication inexacte, ne possède pas elle-même le vocabulaire adéquat pour aider Fatima.

 

Photogramme du film Fatima


La plupart du temps, Nesrine comme Souad parlent en français à leur mère, qui les comprend. Fatima cherche parfois à leur parler français ce qui donne la scène à la fois douce et drôle, durant laquelle Nesrine et Fatima discutent assises sur un lit. « Mon bonheur il est comblé » dit Fatima et sa fille aînée corrige : « Non, ton bonheur il est complet ». De nouveau, par le biais de la langue, ce sont les rapports mouvants entre les personnages qui apparaissent en filigrane. Les différences de langues parlées, de niveau de langage et d’accent sont au centre de ces rapports.

Au sein de la famille, tensions et malentendus font surface à cause de « problèmes de langues ». Les types de relations et leurs évolutions résonnent à travers les échanges entre personnages : ce que l’on comprend, ce que l’on peut exprimer, ce qui nous lie ou nous sépare, etc. Le personnage de la femme médecin bilingue est secondaire dans l’intrigue mais crucial pour l’évolution de Fatima et sa révélation à elle-même, à ses filles et au spectateur. Son bilinguisme est comme un pont entre deux cultures. Pour Fatima, il agit comme un révélateur et permet la poursuite d’une trajectoire.

 

Photogramme du film Fatima


Aborder avec les élèves la question du sous-titrage dans le film Fatima permet d’éclairer le film lui-même. De plus, cela permet de parler des langues au cinéma et de leur traduction. Les élèves maîtrisant l’arabe dialectal algérien saisiront les dialogues et pourront donner un point de vue sur leur traduction. Lors de discussions après la projection du film, des élèves ont parfois trouvé la traduction « mal faite ». Ils ont pour certains remarqué que des éléments manquaient, par exemple un « ma belle » à la fin d’une phrase de Fatima à sa fille, qui n'a pas été traduit alors qu'il paraissait important dans la relation parent-enfant au moment en question. Ce type de remarque permet d’évoquer la synthèse du dialogue qui est opérée pour le sous-titrage.

Enfin, on peut noter que le multilinguisme colore le son du film : chaque langue a sa musicalité et ses sonorités propres qui se répondent, se confrontent, s’entremêlent. Le sous-titrage des phrases en arabe de Fatima permet au spectateur non arabophone d'entendre sa langue maternelle tout en la lui faisant comprendre et, ainsi, de se sentir plus proche du personnage en la considérant moins comme une « étrangère ».

 


Auteur : Marc Frelin, coordinateur du dispositif « Lycéens et apprentis au cinéma en Franche-Comté ». Ciclic, 2018.

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