Séance 2 - Le point de vue de la caméra

Au cinéma, le point de vue du spectateur correspond à celui de la caméra. À moins de fermer les yeux ou de les détourner du film, il n'a pas d'autre choix que de regarder ce que la caméra a choisi de filmer. Son regard est captif et sa position est déterminée par celle de la caméra.

Les « vues » Lumière

Les films tournés par les frères Louis et Auguste Lumière, inventeurs en 1895 du Cinématographe, et par leurs opérateurs sont désignées comme les « vues Lumière », et elles portent bien leur nom. En effet, elles ont pour ambition d'enregistrer et de montrer le monde, du plus proche au plus lointain et du plus familier au plus exotique, vu à travers l'objectif de l'appareil cinématographique. Les opérateurs Lumière parcourent le monde et collectent des images qu'ils font découvrir à leurs contemporains, comme l'indiquent les titres de séries de vues suivantes : Le Voyage du tsar Nicolas II en Allemagne, Les Préparatifs d'une course de taureaux, Le Carnaval de Nice en 1900, Les Chutes du Niagara, Le Jardin zoologique de Londres, Danseuses cambodgiennes, etc.

Un point de vue sous contrainte

Qu'il s'agisse d'actualités, de scènes rapportées de pays lointains ou de la vie quotidienne de la famille des inventeurs du Cinématographe, les vues Lumière présentent des caractéristiques communes.

Visionner quelques vues Lumière et lister leurs caractéristiques communes :
type de titre
en noir et blanc
muet
tourné en extérieur
durée (environ cinquante secondes)
caméra fixe (cf. précisions ci-dessous)
pas de coupe, pas de montage (cf. précisions ci-dessous).

Caravane de chameaux (1897, opérateur : Alexandre Promio)
Partie de boules (1896, opérateur : Louis Lumière)
Puits de pétrole à Bakou. Vue d’ensemble (1899, opérateur : Alexandre Michon)

Un des traits dominants de ces films est le point de vue unique et fixe — avec les exceptions que constituent les cas de « caméra embarquée », comme le Panorama du Grand Canal de Venise, tourné en 1896 (la caméra, placée sur une gondole, y effectue l'équivalent de ce qu'on appellera un travelling). Les premiers appareils cinématographiques étant lourds, encombrants et dénués de système de visée, il est de fait impossible de les déplacer tout en filmant, et l’on ne mettra vraiment au point que vers 1900 le « panoramique » (mouvement de caméra par rotation de celle-ci sur son axe). De même, le montage est dans l’ensemble absent, même si l’on trouve parfois des collures dues le plus souvent à des impératifs pratiques (de tournage et/ou de durée des vues concernées), qui ne provoquent pas d’« effet » de montage.

Panorama pendant l’ascension de la tour Eiffel (1898, opérateur inconnu).

Dans cette vue Lumière, la caméra est « embarquée » dans la cabine d'un ascenseur qui monte à l'intérieur d'un des piliers de la Tour Eiffel. Le film comprend au moins une collure peu manifeste, sans doute réalisée afin de ne pas dépasser la durée standard des vues Lumière. Le film est visible sur cette page d’Upopi.

Ce point de vue fixe qui enregistre la « réalité », caractéristique de certaines vues Lumière, restera associé à l'idée de documentaire. Quitte à employer un terme qui n’était pas encore de mise à l’époque, certains films Lumière reposent manifestement sur un « scénario » minimal, tel le célèbre Arroseur arrosé (1895), ce qui n’empêche que le regard porté y reste « réaliste ». Mais même dans les vues qui ne sont pas pré-« scénarisées », on remarque une organisation et une dynamique internes au plan (place de la caméra, cadrage, entrée et sortie des personnages, etc.), qui relèvent de choix de la part des opérateurs et d'un début de mise en scène cinématographique.

À la même époque, Georges Méliès filme et met en scène ses « tableaux ».

Visionner un des premiers films de Georges Méliès et trouver les points communs et les différences avec une vue Lumière :
en couleurs, ajoutées après tournage (cf. précisions ci-dessous)
.
 muet
tourné en décors construits
mis en scène
avec trucages
caméra fixe
pas de coupe, pas de montage visibles.

Le Chaudron infernal (1903) de Georges Méliès

Le Voyage de Gulliver à Lilliput et chez les géants (1902) de Georges Méliès

Les Aventures de Robinson Crusoé (1903) de Georges Méliès

Dans les premiers films de Méliès, l'appareil employé est similaire à celui des frères Lumière, et le point de vue est également fixe et unique : la caméra est centrale, son axe est perpendiculaire à la scène filmée. C'est la position censément idéale du spectateur, héritée du théâtre. Mais contrairement aux opérateurs Lumière qui cherchent à capter la réalité, Méliès crée un monde d'illusion et de féérie, notamment grâce aux trucages.

Significativement, les coupes de montage « invisibles », rares comme dans les vues Lumière, diffèrent de ces dernières en ce qu’elles ne sont pas dues à des raisons purement pratiques (cf. ce qui est dit plus haut à ce sujet), mais sont effectuées pour obtenir des trucages « par arrêt de caméra » (cf. la frise d’Upopi « Histoire des trucages et effets spéciaux cinématographiques », entrée « 1895 : L’Exécution de Mary, reine des Écossais »). Les films de Méliès ultérieurs développeront des coupes narratives, visibles en tant que telles (principalement lorsqu’il s’agit de passer d’un décor à un autre) mais encore peu marquées en termes d’effets de montage, de manifestation d’« écriture » cinématographique (il n’est qu’à voir par exemple le premier extrait du Voyage dans la Lune (1902) cité sur cette page  d’Upopi). Ajoutons enfin que nombre de films de Méliès ont été mis en couleurs après tournage dès 1897, mais que la plupart d’entre eux nous sont parvenus (en l’état actuel des choses) en noir et blanc.

N.B. : l’ensemble des vues Lumière évoquées ci-dessus est édité en vidéo en France par l’Institut Lumière et France TV Distribution sous le titre Lumière ! L’aventure commence. Les films de Georges Méliès dont des copies en couleurs nous sont parvenus sont quant à eux édités en vidéo par Lobster films sous le titre Les Contes merveilleux de Méliès.

Activité : tourner une « vue » (à la façon des vues Lumière)

Matériel :
une caméra ou un appareil photo ou un téléphone
un pied photo ou un autre support.

Intégrer les caractéristiques des films Lumière : caméra fixe, durée d'environ cinquante secondes, pas de coupe, pas de montage, titre descriptif et « réaliste ».

Objectif : comme dans l'activité de la séance 1, prendre conscience que la notion de point de vue est centrale. Où placer la caméra ? Que décide-t-on de filmer et de montrer, et pourquoi (intérêt documentaire, esthétique, personnel, etc.) ?

Suggestion : on pourra tourner une série de vues montrant ou mettant en scène les élèves dans leurs différentes activités à l'école. Ne pas chercher forcément à « faire spectacle » mais plutôt rendre compte des petites choses du quotidien, que la caméra peut rendre visible. Les images seront captées sur le vif, sans préparation (si ce n'est un repérage des lieux et de la place de la caméra), ou bien faire l'objet d'un court scénario.

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Autrice : Delphine Simon-Baillaud, enseignante de cinéma et vidéaste.
Supervision : Jean-François Buiré.
Ciclic, 2019.