Cameras take five - Filiations

Le cinéma graphique

"La musique et les lignes sont les éléments de base de l’animation. " Steven Woloshen

C’est au travers d’une approche très graphique que Steven Woloshen envisage la création de ses films. Le choix de l’intervention sur pellicule l’incite à penser ses créations de manière extra visuelle (pour reprendre le terme de la cinéaste Germaine Dulac, définissant le cinéma comme "art du mouvement pur"), jouant sur les modifications des figures, la résonance des formes entre elles, l’évolution et la métamorphose d’une ligne, d’un motif. Résolument abstrait, Cameras Take Five n’en est pas moins un film profondément ludique, cherchant à provoquer des sensations rythmiques, visuelles et musicales. Ce caractère festif fait de ce film un plaisir visuel, plongeant le spectateur, même peu familier à ce genre d’expérience, dans une exaltation réjouissante. À propos de l’abstraction au cinéma et de sa réception par les spectateurs, Steven Woloshen explique : "Quand l’Oscar du meilleur film a été attribué à The Godfather (Le Parrain, de Francis Ford Coppola), le producteur du film Albert S. Ruddy a dit : "Les réalisateurs ont besoin de bons spectateurs". Je pense que l’on a fabriqué de mauvais spectateurs et que l’on continue de le faire en imaginant qu’ils ne toléreront pas l’abstraction ou une œuvre qui n’est pas essentiellement narrative. Et à mesure que le temps passe, nous devenons embarrassés à l’idée de présenter quelque chose qui ne consiste qu’en des sensations, des émotions, et qui ne raconte pas une histoire."

On peut entendre dans la remarque de Woloshen le même questionnement que celui des artistes des avant-gardes des années 1920. La forme graphique du cinéma se déploie à cette période, avec en particulier le film de Viking Eggeling, Symphonie Diagonale, en 1921. Dans ce film muet, des lignes dessinent des formes géométriques, droites ou courbes, qui agencées ensemble évoquent des instruments de musique, des partitions, des lignes mélodiques… La symphonie devient visuelle et la ligne se déploie et se transforme afin de générer des figures graphiques. Le cinéma d’animation a toujours privilégié la métamorphose (voir les films de Windsor McCay ou d’Émile Cohl (Fantasmagorie, 1908, où les personnages se déforment à loisir). Chez Woloshen, la transformation de la ligne dessinée ou grattée est permanente. L’influence de Len Lye (en particulier Free Radicals - photogramme ci-contre) et de McLaren est évidente. Réalisés image par image, les films de Woloshen sont souvent assez courts, ils pourraient être des génériques dans le cadre de productions classiques, comme ceux conçus par Saul Bass, qui utilise la ligne pour faire jaillir les noms des collaborateurs du film. C’est le cas par exemple dans les génériques de L’Homme au bras d’or d’Otto Preminger (musique d’Elmer Bernstein), Psycho d’Alfred Hitchcock (musique de Bernard Herrmann)… Le lien ligne/lettre entretenu dans la forme du générique transparaît également chez Woloshen : son goût pour l’écriture, pour la graphie traverse son œuvre (comme celle de McLaren).

Pour Cameras Take Five, on peut imaginer qu’une des sources d’inspiration de Woloshen fut également la pochette du disque du Dave Brubeck Quartet, réalisée par le graphiste Neil Fugita. Celui-ci est aussi l’auteur de la couverture du livre Le Parrain, adapté par Coppola au cinéma, et dont l’affiche reprend le graphisme du livre.

Les motifs de Cameras Take Five sont principalement inspirés de la ligne mélodique du saxophone de Take Five. Leur fluidité, leur déploiement rappellent le travail de cinéastes tels qu’Oskar Fischinger (Studie 6, 1930 ; Studie 7, 1931, Studie 9, 1932 - photogramme ci-dessous), pionnier des films mêlant rythme visuels et musicaux, ou encore Robert Breer (A Man and his Dog out for Air, 1955). Dominique Willoughby explique que "le cinéma graphique se définit par un phénomène spécifique, fondé sur une méthode ou un principe technique commun, à savoir la synthèse du mouvement image par image, chacune de ces images étant produite, inscrite, par quelque méthode graphique, qu’elle soit manuelle ou issue d’un dispositif de traçage ou d’impression". Dans son livre Le Cinéma graphique (éd. Textuel, 2009), il étudie aussi bien les machines du pré-cinéma (phénakistiscope, folioscope…) que le cinéma scientifique et le cinéma d’avant-garde. La ligne au cinéma permet d’aborder de nombreuses questions : représentation, abstraction, mouvement, décomposition, fluidité, couleurs…

Sébastien Ronceray, 2011