French Kiss - Autour du film

Joies et tourments de la régression

Dès ses premiers plans, French Kiss affiche l'aspect régressif de ses personnages devant des étals de bouquinistes, au bord de la Seine : deux vieux adolescents qui se goinfrent de crème glacée et de frites, engoncés dans des vêtements tirebouchonnés. Le tableau, volontairement outré, n'est pas un simple accessoire sociologique, suivant par exemple le motif du trentenaire refusant de vieillir, amplement sollicité par les médias. La question de la régression est ici beaucoup moins stable et codifiée, plus invasive. Toute situation est susceptible de se transformer en jeu, avec une perte logique du sens de la mesure, comme dans le dispro- portionné dispositif du chat et du mégaphone. C'est bien sûr aussi la pudibonderie adolescente de Seb, esquivant aussi bien les avances de Kate que de l'inconnue qu'il croise sous la tour Eiffel, ou encore la puérilité de Pierre, et son excuse risible du puzzle.

Cette logique régressive ne fait ici qu'hypertrophier un fondement essentiel du comique. La figure du grand enfant asexué est classique dans le cinéma burlesque. D'où une ambiguïté de ses héros, une obscénité secrète qui amuse en même temps qu'elle rebute confusément les autres protagonistes : l'inquiétant Harpo des Marx Brothers (à la limite du maniaque), Jacques Tati (le rapport lunaire de M. Hulot avec les jeunes filles), Peter Sellers (sa bluette distendue dans The Party, de Blake Edwards)... Il est naturel que la régression, inversion du sens naturel prescrit par la bienséance, apparaisse comique : au-delà des attendus charivaris et carnavals, ou du seul registre grotesque, elle implique bien le comique en tant que tel, jusque dans ses manifestations les plus « culturelles ». Le comique de langage, par exemple, n'y échappe pas, notamment via le jeu de mot — dont French Kiss ne fait pas l'économie — qui consiste à prendre le langage au pied de la lettre, en oubliant la réalité des choses (bien connue drôlerie des confusions langagières chez l'enfant). 

Dans French Kiss, la régression n'est pas seulement un moteur comique. Elle est aussi idéologique (les commentaires politiques ne peuvent dépasser le stade du ricanement) et surtout esthétique : sollicitant clichés et imagerie kitsch, le film dessine le désarroi d'êtres abandonnés à des idées et des formes toutes faites, et s'en contentant, puisqu'ils ne parviennent pas à les penser ou les renouveler. Bêtise contemporaine et somme toute très partagée, que le film ne surplombe pas mais reprend à son compte, sur le mode de la surenchère ou de la grimace. 

Comment figurer la régression ou la bêtise, en évitant le regard stérile du juge éclairé, en acceptant même d'en encourir le péril ? Question d'importance, intimement liée à la modernité : telle est la thèse d'un essai, L'Idiotie, publié en 2003 par le critique d'art Jean-Yves Jouannais (éd. Beaux-Arts magazine). Selon lui, le créateur moderne ne doit pas se considérer comme un initié, un être d'exception. C'est un clown qui doit jouer de sa désorientation, de ses faiblesses, de son idiotie (et non de sa maîtrise ou de son savoir). La mythologie solennelle du chef-d'œuvre, supposé achevé et parfait, participe, selon Jouannais, de la logique même du lieu commun qu'il est supposé éviter. L'artiste ne devrait dès lors pas regarder de haut les stéréotypes mais, convenant qu'il n'a pas leur force de frappe, jongler avec eux, en courant le risque d'apparaître ridicule ou aberrant.

On pourrait, sur ce terrain, remonter jusqu'aux Fumistes fin de siècle, Alfred Jarry ou le dadaïsme. Plus proche de nous, l'écrivain polonais Witold Gombrowicz (1904-1969) a développé sa philosophie autour du principe de l'Immaturité, trait essentiel de l'homme (y compris vis-à-vis de sa propre culture). La grande gageure revient, pour Gombrowicz, à mimer cette immaturité, non simplement l'évoquer (donc l'enfermer dans une forme, masque d'une pseudo-maturité). 

De telles références apparaissent un peu écrasantes pour French Kiss. Plus adaptées à son échelle apparaît un sous-genre comique américain que l'on pourrait précisément résumer à des comédies régressives. À la tentation de la chorégraphie ou de la pantomime du burlesque, ces films préfèrent un grotesque souvent disgracieux, insistant beaucoup sur l'imbécilité (plus que la naïveté) de leurs protagonistes (en cela lointains héritiers du roman La Conjuration des imbéciles, de l'Américain John Kennedy Toole), et sur la matière poisseuse dans laquelle ils se débattent, grosse de frustrations et de dérèglements corporels. John Waters, volontiers scatologique et obsédé par la vulgarité américaine, en fut un représentant dans les années 1970. Ce cinéma, d'abord underground, a aujourd'hui trouvé sa place dans le circuit commercial classique : citons les frères Coen (dans leur veine de The Big Lebowski), les frères Bobby et Peter Farrelly (Mary à tout prix) ou la série d'animation télévisée South Park.

Hervé Aubron, 2005