Une histoire architecturée : narration, image, musique

Dans un texte de 1929, S.M. Eisenstein dresse un inventaire des « méthodes de montage ». En usant de termes musicaux, il met en évidence le rythme cinématographique. Ainsi le montage métrique (ou mesuré) précède-t-il le rythmique, le tonal et l'harmonique*. L'auteur d'Alexandre Nevski pose aussi une autre analogie, celle qui court entre l'architecture et le septième art.

Giorgio de Chirico, Place d'Italie, 1915Par l'intérêt porté à l'image et à ce qu'elle contient (forme, fond, couleurs, cadre), intérêt porté aussi aux plans et à leurs agencements, Eisenstein pense le film comme rythme et harmonique, comme forme architecturale en constante transformation. L'Homme sans ombre joue de cette dynamique : le spectateur suit les longs plans séquences constitués de grands mouvements rythmés, de transformations incessantes, puis les plans tableaux illusoirement fixes. Car le récit est lié intrinsèquement à l 'architecture : dans ces mouvements perpétuels qui font, défont, refont, le protagoniste traverse diverses urbanités. Encerclé par les immeubles, cerné par les cadres d'une fenêtre, les embrasures d'une porte, les arcades d'une architecture, pris au piège de l'implacable géométrie, l'homme se libère lorsqu'il passe derrière l'écran d'un théâtre d'ombres.

Ainsi le premier élément dessiné (un cube en trois dimensions) enfante des lignes, des figures géométriques qui vont devenir recoin, immeuble, rue, salle de cinéma, marches... qui vont faire récit. Ce montage dans l'image se fait à partir de formes : la trame du cube est gardée ; le cinéaste fait varier la figure, il joue même avec son point de vue puisque la figure, suivant sa forme, ne cesse de donner une autre vision du plan. L'écoulement temporel use al ors de l'ellipse pour faire avancer spatiale- ment le héros. Ce dernier est ici puis là, sans qu'aucune coupure ne vienne le justifier. Il avance en continu...

L'architecture va cerner l'homme sans ombre qui se sait en sécurité dans un cadre éclairé par ses soins. L'histoire est alors contée en tableaux fixes, effet théâtral fort avec des personnages inertes. Ces tableaux rappellent le travail réaliste d'Edward Hopper, travail où cadre et encadrement contiennent des saynètes de la vie américaine. De travelling en travelling, les fondus enchaînés passent d'une scène à l'autre, effet temporel qui permet de construire une nouvelle architecture. Ces plans tableaux — entre fixité de l'image et fondus enchaînés —, qui possèdent néanmoins une profondeur, mettent en évidence cet homme qui ne peut plus fixer son ombre, que l'on fixe du regard et qui est enchaîné au magicien. Mais dès que l'homme est surpris sans ombre (cf. la scène au clair de lune), des cuts coupent l'illusoire continuité renouant avec la coupure faite entre l'homme et son ombre. C'est par l'œil de la nuit, la lune, que l'homme est soudainement trahi.

Après avoir refusé de céder son âme au diable et chaussé des bottes, l'homme s'enfuit. La vitesse et la course sont les ferments de cet allegretto final. À ce titre, un texte musical suit et répond de près à la forme cinématographique. La bande sonore soutient l'architecture du film. Composée après la réalisation du film, la musique fait écho comme pour redoubler ces doubles qui prolongent les silhouettes sur les sols, les murs. Lorsque l'homme, par exemple, a cédé son ombre, une voix féminine chante de grands intervalles ascendants, de petites architectures vocales. Le manque, le vide, l'absence sont soulignés par la réverbération sonore. À la trame entendue s'adjoignent différents sons, bruits, donnant une autre profondeur à l'image. Nul besoin de dialogue : la musique épouse les soubresauts de l'âme de l'homme — de l'ombre abandonnée. C'est al ors derrière un écran, cette première forme géométrique du début mais ici mise à plat, base de toutes projections et animations, que l'homme sans ombre achève son parcours.


Carole Wrona, 2007