Frontière(s)

Si les séquences se confondent avec les quatre mouvements, il est intéressant de retirer une plage de cette continuité ; l'entrée de l'homme dans le palais merveilleux et la perte de son ombre (à 2 min 32).

Le dégradé de gris à l'effet expressionniste laisse place à des couleurs chatoyantes, l'ombre qui précède et suit l'homme en incessants mouvements changeants se voit abandonnée par son maître ; un autre point de vue, en hauteur, est proposé. Le récit, lui, plonge dans le domaine du conte fantastique, l'homme passe ainsi d'un univers à un autre. La frontière sous toutes ses formes — picturale, narrative, symbolique, cinématographique — est l'élément qui fait basculer le héros dans un devenir figé.

Bruit de pas, l'homme est maintenant seul, dans la rue. L'ombre et l'homme arrivent devant une porte. Arrêt sur image. Coups portés sur le battant de bois. Arrêt sur image. La porte s'ouvre à l'instar d'un volet, dévoilement d'un monde féerique. Le héros de dos est placé de telle sorte que le serviteur vu de face paraît lui ressembler. L'homme n'a pour l'instant pas été frontalement dessiné et son visage n'apparaîtra qu'avec le visage du magicien. La caméra fait un panoramique ascendant et suit de très haut la silhouette. Le changement de formes — caractéristique du premier mouvement — est inexistant lors de cette visite fatale dans le palais – rien à modifier d'une telle luxuriance.

Cette ouverture de porte est donc un franchissement : la musique le révèle aussi puisqu'une valse prend le pas sur le thème. Le serviteur qui tient la lettre indique une voie à suivre à l'homme : un chemin rouge — tout comme Dorothy qui s'engage sur une route jaune, dans Le Magicien d'Oz (1939). Si le héros ne savait vers quelle direction se diriger quelques instants plus tôt, ici, la route à suivre est tracée. L'homme se dirige vers la bâtisse, contourne un buffet, monte des marches et entre. La caméra est au-dessus de cette avancée et entre à son tour par un bal- con où un autre buffet est posé. Elle rattrape l'homme qui sort de l'ouverture d'où logiquement il vient de rentrer, mais le quitte aussi- tôt. Des panoramiques tournoyants font perdre la direction au spectateur. D'autant que l'ombre qui précède l'homme à l'entrée, est derrière lui à ce moment-là et va revenir au- devant, à la sortie définitive. Vision d'invités autour d'un piano et d'un violoncelle (la musique entendue est donc in) et l'objectif passe à travers un miroir. Elle suit l'homme qui sort de la demeure, descend des marches, retrouve le chemin rouge, contourne un bassin. C'est donc bel et bien de l'autre côté du miroir que l'homme s'enfonce : ce franchissement d'un seuil par le biais d'une porte et ce passage à travers un miroir renvoient à De l'autre côté du miroir (1871). Cette citation n'est pas la seule à rappeler l'œuvre de Lewis Carroll : lorsque l'homme est attablé avec des majordomes, le dallage est en forme de jeu d'échecs ; il se rend dans un jardin, lieu par excellence des rêveries carrolliennes où les couleurs sont éloquentes : le bleu pour le héros, comme la tenue d'Alice, et le rouge pour le magicien.

Une pointe de rouge juste derrière l'homme annonce ainsi l'entrée en scène du magicien. Mais c'est d'abord par leurs ombres que les deux individus se rencontrent. Le bras du magicien touche l'épaule de l'homme, formant alors un M, ombre projetée qui renvoie à l'émergence du N formé et déformé du titre L'Homme sans ombre. La caméra les cadre en plan moyen, ils se serrent la main et cette salutation corporalise et colore les deux ombres. Aussitôt, les couvre-chefs portés attirent ; l'un est un chapeau melon, signe de respectabilité (l'homme ne le portera plus lorsqu'il perdra son ombre et le retrouvera à la fin lorsqu'il refusera le pacte), l'autre est un haut de forme, chapeau d'illusionniste.


La caméra panote autour de l'homme et se place juste en face du magicien qui fait surgir des billets, de l'or — montée d'une harpe pour souligner la féerie. Le fond se modifie, le magicien reste au premier plan (plan américain large). Derrière lui, le chemin rouge réapparaît, une voiture y glisse, un chauffeur vêtu d'un bleu électrique surgit souligné par des taches picturales bleues. Lorsque naît de son chapeau une femme en vison, le magicien se transforme en l'homme : les deux visages se fondent l'un dans l'autre et l'accentuation des sourcils, de la bouche, du nez (typiquement diabolique) s'efface au profit de quelques traits à peine esquissés sur le visage de l'homme. La vision idyllique du bon- heur est représentée lorsque l'homme et la femme nagent dans l'image, puis sortent de l'église. Cette succession de tableaux qui joue aussi sur la transformation (le chapeau en seau à champagne, les palmiers en arcs) pré- cède l'image figée, désignée de l'ombre sur le sol (6). Le fond s'efface lentement, disparaît, ne restent plus alors que l'homme, le sorcier et des ombres.

 


Carole Wrona, 2007