Dessine-moi une ombre

Conçus comme des tableaux et bouleversés par l'animation de la peinture à l'huile, les plans de L'Homme sans ombre mériteraient tous une attention soutenue, autant pour leur virtuosité technique et cinématographique que pour leur style graphique. De même, inclus dans de longs plans-séquences ou coincés entre deux fondus enchaînés, ces images fonctionnent en amont les unes des autres.

Cependant, il est possible, et parce que l'impact visuel est très fort, de retirer quelques photogrammes de L'Homme sans ombre et de les confronter au geste du dessinateur. L'intérêt est porté sur le protagoniste qui court après une ombre perdue et qui, définitivement seul, reste presque au centre de l'image. Mais l'image devient celle d'un parchemin et sa silhouette est alors dessinée.

Plan d'ensemble, en plongée. L'homme est debout, de dos, vêtu d'un costume bleu clair. Sa tête est penchée, il regarde sans doute le sol sur lequel aucune ombre n'est projetée. Mais s'agit-il vraiment d'un sol ? Y a-t-il un sol sur lequel l'homme puis se poser ses pieds ? Le fond est peint en bleu clair : des tr aces de pinceaux sont perceptibles, de sensibles all er s-retours qui strient l'image. La visibilité du faire, le geste du créateur est ici discernable (comme il l'est dans la grande majorité des plans du film). Mais là, cette solitude dessinée est confrontée à un fond presque uniforme qui cerne et désigne l'homme sans ombre. D'autant que son attitude, se poster ainsi de dos, souligne le remords de l'homme et met en évidence une mélancolie qui imprègne — grâce aussi à la musique — cette prise de conscience. De plus, l'homme est décadré et laisse un vide sur l'autre pan du cadre. Ces quelques secondes retirent donc à l'homme une dimension spatiale et temporelle ; elles le laissent en suspens, hors de tout événement. Aucune localisation n'est possible de même que l'absence de sources lumineuses naturelles empêche de connaître le moment de la journée ainsi dessiné.

Une main gigantesque surgit alors du bas de l'écran (6 min 13), elle tient une plume à la main et dessine le prolongement de l'homme, une ombre tant désirée — comme la main de La Linea (1972), de Osvaldo Cavandoli. Ce geste magique, qui redonne l'ombre à l'homme, est symbole de puissance. Elle renvoie à la main du créateur qui fait et défait les formes. La plume, elle, renoue avec l'aspect désuet du magicien qui semble sortir tout droit d'un XIX e siècle romantique alors que le héros, lui, est vêtu à la mode des années quarante. La harpe et le bruit d'un orage viennent confirmer la présence du diable. Zoom arrière très violent. L'homme avec ombre n'est alors plus qu'une figure dessinée sur un parchemin. Renversement de situation, l e magicien tient en main la destinée de son héros. Le fond se liquéfie et annonce le bouleversement de formes du début de L'Homme sans ombre. Sur le parchemin, quelques tracés parlent d'un pacte à signer.

Zoom arrière jusqu'à un plan d'ensemble des deux protagonistes (6 min 15). Le fond n'est alors plus simplement un fond : il est devenu décor. Une ligne d'horizon constituée d'arbres coupe ce plan en deux : d'un côté le ciel, de l'autre la terre. L'homme qui ne projette pas d'ombre est à droite, lève ses mains, refuse. Le magicien est à gauche — la gauche étant culturellement considérée comme l'espace maléfique — et projette deux ombres qui cernent l'homme. Une autre ombre est placée juste derrière le magicien, et cette ombre à la forme nullement identifiable vient narguer l'homme qui récupérerait n'importe quel double projeté. Verticalement aussi, le plan est divisé en deux : les éléments proposés déséquilibrent en effet l'image ; trois ombres à gauche, aucune à droite. Le magicien montre le papier et la plume au protagoniste : ces figures étirées (ombres et bras) vers l'homme impriment une vraie tension à cette image. Coup de tonnerre et coup de colère, l'image s'obscurcit. Cut. Plan rapproché des mains, celles du magicien puis celles de l'homme qui froissent le parchemin (6 min 20).

Ainsi se dessine dans ce plan épuré et dense une opposition marquée entre le magicien et l'homme, tant d'un point de vue spatial que graphique. Cette opposition peut être comparée avec la première rencontre des deux individus. Dans un jardin localisé, lors d'un rendez-vous cherché et attendu, l'homme discutait avec le magicien et cette première entrevue se rangeait plutôt du côté du fusionnel, un fusionnel graphique et narratif : de la salutation au morphing du magicien en l'homme. Les mouvements de caméra enroulaient les deux protagonistes, les lovaient autour d'un cercle diabolique et le magicien était face à l'homme. Dans le plan analysé, le profil, signe de puissance — comme les profils sur les pièces de monnaie — est de rigueur. Des éléments séparent le magicien de l'homme : parchemin, plume, ombre... Ce qui n'était pas le cas lors de leur première confrontation où tout se mêlait et emmêlait la conscience bien née de c et homme qui devint célèbre, dit-on, pour avoir vendu son ombre au diable.


Carole Wrona, 2007