Les Volets - Analyse du film

Frontières abolies

« Je tiens à insister sur le fait que ce film n’est pas du tout un film sur le cinéma. » On comprend cette mise au point de Lyèce Boukhitine dans la note d’intention qui accompagne son scénario : il ne s’agit en effet pas tant d’un film sur le cinéma que d’un film qui, en parlant de cinéma et en partant du cinéma, observe d’un œil finalement grave, sous couvert d’ironie, les rapports de pouvoir qui régissent tout univers professionnel. Au-delà de cela, c’est la question de l’autorité et de la légitimité d’une demande qui est posée par l’amorce narrative du film.

Un réalisateur formule une demande, ou plus exactement ne la formule pas mais s’arrange pour que cette demande, sans avoir à être énoncée par lui, le soit par son assistant. Cette demande, on le comprend, n’a aucune importance : elle est auto-suffisante, elle vise en soi à affirmer une autorité, à vérifier un pouvoir. Que faire de cette demande ? On peut repérer dans Le clown blanc et plusieurs autres films dela série Casting, un questionnement de cette nature (la demande est alors celle que le directeur de casting adresse aux comédiens auditionnés). De façon perverse, dans Les Volets, Jeanne se trouve en situation de porter une parole qu’elle subit elle-même au premier chef (par le biais du talkie-walkie) : le vrai pouvoir sait faire en sorte que celui qui en subit le joug soit aussi l’instrument de sa perpétuation. L’optimisme du film tient au fait que cette demande est finalement détournée de sa signification première par Jeanne et les occupants de la maison, de sorte qu’en ayant l’air d’y céder ils ne cèdent en réalité sur rien, et scellent au contraire un pacte affectif qui les renforce secrètement.

Toujours sur un double registre grave et léger, une autre question traverse le film : c’est celle du déplacé. Dans le registre léger, c’est la présence insolite d’un violon sur la table de jardin à laquelle sont installés les comédiens. Jeanne a beau expliquer un peu plus tard que le film raconte une histoire entre la femme d’un chef d’orchestre et le premier violon, l’explication, en réalité, ne diminue en rien le caractère incongru du violon sur la table. Elle attire au contraire rétrospectivement l’attention sur lui, comme un clin d’œil au spectateur attentif, d’autant que le lien entre Courchevel (où, dit Jeanne, partent les deux amants) et le paysage normand qui sert de cadre au film reste pour le moins énigmatique. Autre singularité : alors que tout le monde est emmitouflé dans d’épaisses vestes rembourrées, le réalisateur est en chemise blanche légère, dans ce qui lui semble sans doute une plus digne posture d’artiste.

Plus visiblement, c’est la maison aux volets clos qui fait figure de vilain petit canard dans ce paysage, tout comme Jeanne au sein de l’équipe. Et ce sont plus encore les occupants noirs de la maison qui détonnent dans ce cadre normand. C’est donc la figure historique du déplacé dans l’histoire de la France, l’histoire de l’immigration issue des colonies, qui s’immisce dans ce doux paysage bien français.

Important, comme on peut le penser, pour un cinéaste dont les parents nés en Algérie s’installèrent en France dans les années cinquante, le motif de la délocalisation est étroitement associé chez lui à celui de l’attachement. Dans leur difficulté à grandir, les trois amis de La vieille barrière passent le plus clair de leur temps scotchés à une barrière qui est leur point de ralliement et leur territoire intime, le dernier rempart contre les incertitudes du monde.

Dans Les Volets, la petite maison est un monde en elle-même. Ce pourrait être une enclave, ce sera au contraire l’espace des frontières abolies. Cet espace se fait terre d’accueil pour le souvenir d’un deuil qui lui est pourtant étranger, tout comme les bras de la femme noire font accueil aux larmes de Jeanne. Alors que les clôtures sont souvent marquées dans le film (« Plus personne passe ! » dit-on à Jeanne lorsqu’elle veut franchir le portail du jardin), à l’intérieur du moins les frontières mentales n’existent pas. C’est peut-être aussi ce qui explique la volonté initiale de Lyèce Boukhitine de tourner le film en un seul plan : s’offrir, en tant que cinéaste, le plaisir grisant de ne se laisser arrêter par aucune frontière, aucun barbelé.