Les Volets - Propos du réalisateur

La forme d’ensemble du film

« Au tout départ je voulais tourner le film en un seul plan, avec deux « fausses coupes » au moment du passage de la porte : quand la porte s’ouvre on est plongé dans l’obscurité (c’est là qu’on aurait changé de plan), et puis la vue se rétablit progressivement, on aperçoit une lueur au fond de la pièce, le mort et toute la pièce. Puis en répétant je me suis aperçu que le film devait plutôt être un triptyque.
La difficulté, c’était de faire deux coupes sans casser le sentiment d’une unité de temps. C’est la deuxième coupe qui a été difficile à trouver. J’avais filmé le moment où Jeanne prend congé des habitants de la maison et où elle sort, mais Sophie Reine, l’une des deux monteuses du film, a eu l’idée de couper cette partie pour rester sur l’émotion de Jeanne. Jeanne pleure dans les bras de la femme, et on la retrouve directement dans le champ en train de finir de pleurer.
On disposait de trois jours pour faire le film. On a passé le premier jour à faire des répétitions. Le deuxième jour il a fait un très mauvais temps, alors on est tout de suite allés tourner dans la maison. On a eu beaucoup de problèmes techniques. Les morts bougeaient les doigts, il fallait encore répéter… Pendant le panoramique il fallait faire très vite les changements de vêtements, de place, de décor. Jocelyne était parfaite, mais il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas, la fermeture éclair qui se bloquait ou autre chose… A la fin du deuxième jour on n’avait rien de bon.
Tout ce qui est dans le film a été tourné le troisième jour. On a commencé par le premier plan. On a tourné huit prises, c’est la sixième qui a été gardée. Après, on est retournés dans la maison. On a tourné trois prises, et la deuxième est celle qui est montée. Puis on s’est dépêchés pour le troisième plan. On a fait cinq, six prises, parmi lesquelles j’ai ensuite pu choisir celle du film.

Tournage et postproduction

C’est un autre acteur qui devait jouer le fils de la vieille femme. Avant le tournage je voulais quelqu’un de très moderne, sans aucun accent, décalé par rapport à cette famille traditionnelle. Mais sur le tournage j’ai vu que ça n’allait pas, ça faisait un décalage de trop dans le film, parce qu’il y a déjà beaucoup de décalages, le principal étant celui entre le tournage du film et cette famille.
Les plans en extérieurs sont tournés avec un steadicam. Il aurait été encore plus compliqué de les tourner en caméra à l’épaule, les secousses auraient été insupportables, mais il ne fallait pas non plus, pour le premier plan, quelque chose de trop fluide. J’avais envie qu’on suive Jeanne, avec des pauses, des plans larges, mais aussi quelques petits à-coups, des petites erreurs. La présence du vent, auquel le steadicam est sensible, a permis cela. Par contre, je voulais que le troisième plan soit le plus coulé possible. Il est tourné en focale assez longue ce qui rendait les choses plus difficiles. Avec une focale courte l’image aurait été plus stable, mais l’utilisation d’une focale plutôt longue a permis que la maison à l’arrière-plan, qui est pourtant très loin, ait une grande présence. Nous avons tourné en super 16 mm. La focale correspond à un 50 mm en format 35 mm, et nous avons utilisé cette focale pour tout le film.
Les dialogues à l’intérieur ont été tournés en son direct. On a naturellement enlevé tous les bruits de fermeture éclair, de changements du décor, qui se faisaient pendant que la caméra effectuait le panoramique. Le léger souffle sur les morts est ajouté au montage son. C’est plutôt à l’extérieur qu’on a eu des problèmes parce qu’il y avait énormément de vent. Il y avait des micros HF, [micros sans fil fixés sur les acteurs], mais leur son n’était vraiment pas bon. Les sons du talkiewalkie ont été enregistrés en son seul, sur place, avec Eric Savin.
Il y avait beaucoup de contre-jours dans les plans 1 et 3, parce que l’orientation de la caméra changeait tout le temps. A l’étalonnage on a dû éclaircir parfois, assombrir à d’autres moments. Il y a eu aussi un travail sur les couleurs : l’herbe est d’un vert bleu un peu fluorescent qui n’existe pas. Je ne voulais pas une esthétique documentaire, réaliste.

Enjeux

Le film, c’est une métamorphose en douze minutes. Ce qui m’intéressait, c’était amener sur une petite durée à un personnage qui éclate en sanglots. D’aller vers l’émotion, parce que j’ai toujours évité ça. Il m’est arrivé de montrer un personnage ému, mais pas aussi visiblement. Là c’est un personnage qui pleure (et encore elle ne pleure pas face caméra, elle se protège).
Et puis, franchement, l’autre difficulté c’était de filmer des morts. C’était quelque chose de dur. J’avais peur que ça ne soit pas crédible. C’est difficile aussi parce que c’est ce qu’il y a de plus bouleversant dans la vie, la perte de quelqu’un qu’on aime. Et puis c’est aussi notre propre mort, c’est LA question existentielle.
Quand on a tourné, Mustapha, l’homme qui tient le Coran à côté du mort, a insisté pour que le mort soit installé selon la tradition musulmane, avec les oreilles couvertes. Je lui ai dit que ce n’était pas important pour moi, mais je l’ai laissé faire. Le mot « religion » n’est jamais prononcé dans le film. Dans le scénario, pour justifier son refus d’ouvrir les volets, la femme dit « c’est la tradition ». Pas dans le film. J’ai hésité à lui faire dire : « c’est la tradition », ou « c’est notre religion »… J’ai hésité parce qu’il aurait été encore plus clair que ces gens passaient outre leur religion, mais je ne voulais pas souligner le sens. Je respecte les croyances, tant qu’elles ne cherchent pas à forcer les consciences. Mais je les respecte d’autant plus quand on sent qu’au fond, on peut chambouler assez facilement le dogme, la façon de faire, et que le mystère de la vie en est l’essence principale. En pleurant dans la maison de ces gens, Jeanne leur fait un cadeau. Qu’elle soit chrétienne et eux musulmans n’a absolument aucune importance. Alors les dogmes ne tiennent plus, et ces gens, eux aussi, lui font un cadeau : ils ouvrent les volets... »

Lyèce Boukhitine

Né en 1965 dans la région lyonnaise, Lyèce Boukhitine a suivi une formation de comédien au conservatoire de Lyon puis à l’École Blanche. Il passe à la réalisation en 1995 avec Faux Départ (co-réalisé avec Frank Gourlat), dans lequel il interprète un jeune arabe pris en stop par un conducteur pétri de préjugés. On retrouve dans la série Casting qu’il réalise en 1998 le principe du tête à tête à la faveur duquel des individus sont confrontés à la représentation que les autres ont d’eux-mêmes.
Boukhitine tourne son premier long métrage en 2001, La Maîtresse en maillot de bain, dans lequel il reforme avec Frank Gourlat et Éric Savin un trio de pieds nickelés déjà constitué trois ans plus tôt dans La Vielle Barrière. Dragueurs malheureux dans le court métrage de 1998, ils sont à présent déboussolés par le chômage et à la recherche d’euxmêmes.
De film en film, Boukhitine continue de se pencher sur les grandes et petites violences sociales, particulièrement dans le monde du travail, sans se départir d’un humour parfois tendre, parfois grinçant.