Nous - Histoire du cinéma

Le film trouvé  

Pour suggérer l'authenticité des faits racontés, mais sans avoir l'indécence de filmer sur les lieux du fait divers, Olivier Hems a fabriqué de toutes pièces un faux film de famille, et ainsi créé un passé de fiction pour un homme mort dans l'indifférence. « Ça a été », s'émerveillait Roland Barthes à propos de la photographie. Au cinéma, les personnes, lieux ou portions de temps, enregistrés par la caméra, sont comme les indices d'une énigme tissée par les mystères du passé que le spectateur peut résoudre avec plus ou moins de bonheur. Réelles ou fabriquées, documentaires ou fictionnelles, les images trouvées fascinent.

Au début de Drugstore Cowboy (Gus Van Sant, 1990), Bob (Matt Dillon) gît dans une ambulance en route pour l'hôpital. Sa voix remonte le temps, évoque le passé, tandis qu'à l'image apparaît un petit film en Super 8 tourné par lui et ses amis. On trouve dans l'utilisation de ce format les mêmes caractéristiques que chez Olivier Hems : la nervosité du filmage, le montage haché, les personnages qui gesticulent, tout ce qui, par un jeu d'acteur muet, peut dénoter la joie et la vie. On retrouve aussi la forte mélancolie liée à la dimension muette des images, ainsi que la possibilité de contrepoint tragique que cela permet, entre image joyeuse du passé et drame au présent que raconte le son. Contrairement à Hems qui ne dévoile l'histoire qu'à travers des images Super 8, Gus Van Sant utilise ce petit film amateur comme une sorte d'insert, preuve d'un bonheur originel dont le vrai film professionnel va tâcher de retrouver la trace.

Longtemps, le cinéaste Henri-François Imbert fut hanté par un petit film amateur constitué de trois séquences, au point qu'il le regardait tous les jours. Ces images, il les avait trouvées dans une caméra achetée en Irlande, et il finit par tenter de retracer leur genèse, pour vérifier que cette magie du cinéma existait bel et bien : la trace d'une journée à la plage laissée dans une caméra correspond effectivement à des individus, à des faits réels. De cette bande naquit une enquête, puis des rencontres, et donc un film, Sur la plage de Belfast (2000). Comme dans Nous, le lien qui unit les images de plage et la voix du cinéaste est à l'origine très ténu, et se nourrit au cours du film. Comme dans Nous, le film est une enquête, menée conjointement par le narrateur et le spectateur, pour tâcher d'identifier, de donner sens à cette portion de temps surgie du passé. Dans ce rapport aux images, il s'agit de réconcilier plusieurs temporalités, de « réparer, à l'endroit de l'accroc, le tissu du temps », comme dit Chris Marker dans son film Sans soleil.

C'est presque la même histoire que celle de Joseph Cornell, qui acheta dans une brocante une copie du film A l'est de Bornéo (George Melford, 1931) par amour pour l'actrice qui y figurait, Rose Hobart. Son admiration le poussa à manipuler le film, en produisant un montage neuf, où seul apparaissait l'objet de son fantasme. Ainsi, l'intrigue du film exotique perdit son sens au profit de la contemplation et de l'analyse des gestes, des postures, des expressions de l'actrice. Cornell transforma le film trouvé en un objet nouveau, auquel il ajouta une musique brésilienne, et qu'il projeta au travers d'un filtre bleu. La fascination pour l'image de cinéma en tant que matière est à l'origine de la pratique expérimentale que l'on nomme le found-footage, et qui consiste à travailler sans prise de vue, uniquement à partir de matériau trouvé. Le film Rose Hobart (1936) est comme un mausolée dédié à l'actrice aimée, une façon d'embaumer son image pour qu'elle ne se fane pas.

Cette dimension d'embaumement est présente dans Nous, qui rend mouvement et apparence humaine à un corps qui les avait perdus à jamais. Explorer les images trouvées, c'est leur reconnaître un fort pouvoir de susciter du hors-champ. Au-delà des images de Jean Galto, de Matt Dillon, d'une plage d'Irlande ou de Bornéo, on imagine un prolongement réel à la fiction, une suite à l'instant figé sur la pellicule, une continuité spatiale aux images qui viennent de loin.


Raphaëlle Pireyre (2009)