« Nénette », un portrait à la limite

Note. Cet article fait partie du dossier Cinq portraits documentaires, dont vous pouvez retrouver l'introduction ici

En 1991, lorsque René Allio, cinéaste mais aussi scénographe, est appelé par le Muséum d’Histoire Naturelle de Paris afin de repenser la présentation des animaux naturalisés de la Galerie de Zoologie, il offre à son ami et ancien assistant Nicolas Philibert l’occasion de faire la visite avec lui. Philibert, qui avait déjà filmé les coulisses du Musée du Louvre en l’absence des visiteurs (La Ville Louvre, 1990), est à la fois familier d’un tel chantier muséographique et sidéré par la présence insistante des animaux conservés. Un animal, des animaux (1995) restitue à la fois le récit d’une transformation (comment inventer une façon nouvelle d’exposer au public l’évolution des espèces ?) et la présence muette et insistante des animaux conservés, en marge des humains affairés. Les discours des muséographes et scientifiques se voient interrompus par de beaux plans-portraits d'animaux naturalisés, un reflet de lumière dans leurs yeux de verre : bien que reconstituées et donc transformées en objets, les espèces archivées en ces lieux semblent nous parler, ou du moins, nous faire signe.

Photogrammes du film Nénette, de Nicolas Philibert

Quinze ans plus tard, à la faveur d’une promenade à la Ménagerie du Jardin des Plantes, Nicolas Philibert entend les commentaires bruyants de visiteurs qui passent devant la doyenne des pensionnaires du zoo : Nénette, orang-outan femelle âgée de quarante ans. L’idée du film naît d’une sorte de contrechamp mental : le cinéaste présume que Nénette, blasée, est indifférente à ces badauds bavards. « Mais en l’observant plus attentivement, je me suis rendu compte qu’en réalité, elle ne perdait pas une miette du spectacle que nous lui offrions, à notre insu... » Le dispositif de ce portrait paradoxal est dès lors plus radical encore que la série de plans fixes sur les animaux empaillés de 1995 : durant soixante-dix minutes, la caméra se tient devant la cage de l’animal, tandis que le montage son, indépendant, égrène les propos de visiteurs mais aussi d’autres voix spécialement convoquées pour l’occasion (une psychanalyste qui s’exprime en néerlandais, un comédien qui improvise un monologue, etc.). Le mutisme animal est comme redoublé par le fait que le singe occupe toute l’image, tandis que le collectif de voix off, sans visage ni corps visibles, est renvoyé à une forme de vacuité du discours.

Photogrammes du film Nénette, de Nicolas Philibert

Ainsi ce qui apparaît comme un portrait de pure surface, glissant sur la barrière de plexiglass entre l'animal et ses spectateurs, renvoie-t-il à tout visiteur de zoo la violence de son voyeurisme. Peu à peu, le regardeur (spectateur du film compris) se sent regardé par l’animal. Les nuances scientifiques, culturelles et émotionnelles des voix s’offrent en vaste album des possibilités de l’humain, mais le silence qui leur fait face, impossible à interpréter sans une grande part de présomption et de projection, les met en déroute. Chez un cinéaste connu pour travailler de film en film le thème de la transmission (la langue des signes dans Le Pays des sourds, l’enseignement dans Être et avoir, le soin et le care dans De chaque instant), ce constat d’une forme d’incommunicabilité fondamentale a de quoi étonner. Il fait de Nénette un point-limite de la filmographie de son auteur, et un exemple extrême de portrait cinématographique qui questionne, voire repousse, les contours de l’humain.


Autrice : Charlotte Garson, critique de cinéma. Ciclic, 2019.