Demeures de salauds - 2. La maison qui observe

Le Chat noir (The Black Cat, 1934) d'Edgar George Ulmer

Le Chat noir, vaguement inspiré d’un poème d'Edgar Allan Poe, confronte un architecte soupçonné d’avoir tué sa femme et l’amant de cette dernière, venu pour la venger. Cette rencontre au sommet de deux icônes du film d’horreur classique, Boris Karloff (le monstre de Frankenstein) et Bela Lugosi (le comte Dracula), ne se déroule pas dans les coulisses habituelles, de style gothique, des films produits par le studio Universal, mais dans la demeure résolument moderne de l’architecte, qui incarne ici le mal absolu.

Malgré un budget dérisoire, le cinéaste Edgar Ulmer réussit à impressionner avec des intérieurs mémorables et très soignés, notamment un escalier à la fois minimaliste (dans son design) et imposant (par le cadrage et la mise en scène) qui se développe devant un grand mur composé de pavés de verre, ou encore la salle où est exposé le corps de la « fiancée foudroyée », dans une sorte d’aquarium-sarcophage géant.

L’extérieur de la maison (une maquette) est un mélange aussi grotesque qu’amusant d’éléments gothiques comme le cimetière avec ses croix en désordre et son chemin sinueux, et la villa moderne aux lignes épurées dominant la colline, lignes qui s’inspirent des croquis de l’architecte allemand Erich Mendelsohn, ami d'Ulmer. Par ailleurs, l’architecte du film est nommé Hijalmar Poelzig, référence évidente à l’architecte allemand Hans Poelzig.

Montage d'images fixes en lien avec le texte ci-dessus.


Le Mépris
(1963) de Jean-Luc Godard

Le cimetière excepté, la célèbre villa Malaparte, à Capri, présente la même configuration. Conçue par l'architecte italien Adalberto Libera en 1937, elle s'intègre à une topographie remarquable, s'intégrant aux rochers tout en restant l’élément dominant. Dans Le Mépris, cette villa est louée par un producteur américain détestable et prétentieux interprété par Jack Palance, qui passe plus de temps à séduire la femme de son scénariste qu’à s’occuper de l’avancement de son film.

Plusieurs scènes inoubliables sont liées à la villa Malaparte : la majestueuse montée des marches qui donne accès à la terrasse ; Michel Piccoli en scénariste cocu qui erre sur la terrasse avec vue imprenable de la maison, hésitant entre se jeter à l’eau et trouver l’inspiration pour son travail dans l’infinité marine ; Brigitte Bardot, nue, prenant des bains de soleil ; un travelling magnifique montrant Jack Palance entre des fenêtres panoramiques aux vues elles aussi imprenables...

L’harmonie entre la villa et la nature contraste avec les desseins peu glorieux des uns et les sentiments mélancoliques des autres. C’est triste et c’est beau.

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Boom
(Boom!, 1968) de Joseph Losey

Boom, film justement oublié de Joseph Losey, met en scène le couple à scandale que formaient Elizabeth Taylor et Richard Burton, qui s'aiment et se déchirent à l’écran comme ils le faisaient dans la vie. Ils campent ici des personnages égoïstes, snobs et excentriques, pour ne pas dire cinglés. Le lieu du drame est une villa extravagante surplombant les falaises d’une île en Grèce, qui hésite entre baroque et brutalisme et souligne le caractère désaxé et décadent de ses occupants. L’analogie formelle avec les bunkers du mur de l'Atlantique est évidente, et plonge le film dans une ambiance irréelle. La villa futuriste a été construite pour le film sur un terrain classé inconstructible, avec obligation de la détruire après le tournage.

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La Mort aux trousses
(North by Northwest, 1959) d'Alfred Hitchcock

Une autre maison entièrement conçue pour les besoins d'un film, mais réalisée dans son cas avec des maquettes et des peintures sur verre, est la villa de l'espion Phillip Vandamm (James Mason) dans La Mort aux trousses. La maison, qui pastiche admirablement les œuvres du grand architecte américain Frank Lloyd Wright, présente un impressionnant porte-à-faux, dessiné avec beaucoup d’élégance et de dynamique. Alfred Hitchcock avait demandé à Wright de dessiner la maison, proposition que le célèbre architecte aurait poliment déclinée, mais l’équipe de décoration du film est brillamment parvenue à inventer une maison moderne et unique.

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Body Double
(1984) de Brian de Palma

Le thriller érotique Body Double est conçu autour de l'étonnante Chemosphere, construite en 1960 par John Lautner. Cet architecte américain non conformiste a été très influencé par le design des premiers films de James Bond : cette villa qui surplombe Los Angeles ressemble à un poste de commandement d’un super-méchant à la Ian Fleming. Il n’est donc pas étonnant que les maisons extravagantes et très photogéniques de Lautner aient été si souvent utilisées au cinéma. Outre les films cités dans le présent texte, ses villas apparaissent dans Les Diamants sont éternels (Diamonds Are Forever, 1971) de Guy Hamilton, Neige sur Beverly Hills (Less Than Zero, 1987) de Marek Kanievska, L’Arme fatale 2 (Lethal Weapon 2, 1989) de Richard Donner, L’Heure magique (Twilight, 1998) de Robert Benton et A Single Man (2009) de Tom Ford. La Chemosphere est également représentée dans Un poisson nommé Selma (A Fish Called Selma, 1996), un épisode de la série télévisée d'animation Les Simpson.

La position dominante de la Chemosphere est très bien exploitée dans Body Double à travers l'histoire d’un acteur sans le sou qui doit garder cette maison pour un ami riche. En observant à distance ses voisins et notamment une jolie femme qui réveille ses instincts de voyeur, il devient sans le savoir la victime d’une mise en scène machiavélique et finit par être accusé de meurtre. Mais c’est bien sûr le propriétaire de la maison qui est derrière cette manipulation...

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Auteur : Patrick T. Klein, architecte. Ciclic, 2018.