14. Soupçons

La mémoire peut également être mise en déroute par des manœuvres occultes qui risquent de faire douter les protagonistes de leurs propres souvenirs. Dans Une femme disparaît, un chirurgien spécialisé, comme il se doit, dans les opérations du cerveau se dit passionné par l'amnésie supposée de l'héroïne : dans le complot en cours, il n'est pas le moindre des intrigants... Ces manœuvres occultes se retrouvent dans au moins trois autres films de Hitchcock, jusqu'à La Mort aux trousses dont le ton de comédie rehausse l'inquiétude que suscite cette mise en cause du souvenir.

Ainsi mise en déroute, la mémoire prête le flanc au soupçon d'invention rétrospective, voire de folie. Ce que nous croyons être un souvenir, n'est-ce pas plutôt un rêve, un fantasme, une hallucination ? Dès le premier film dont Hitchcock assure seul la réalisation, The Pleasure Garden (Le Jardin du plaisir), une hallucination prend l'apparence du souvenir d'une jeune femme morte, qui revient hanter son meurtrier. Et dans Downhill, la stylisation propre au cinéma muet permet au cinéaste de mélanger indissociablement les apparences du souvenir et de l'hallucination.

Affinité, encore une fois, de Hitchcock avec la psychanalyse : l'assimilation du souvenir au rêve voire au cauchemar est présente dans nombre de ses films parlants, jusque dans Pas de printemps pour Marnie où le décor de la chambre dans laquelle Marnie adulte cauchemarde est remplacé par celui du traumatisme qu'elle vécut dans son enfance.

Dans Pas de printemps pour Marnie, Hitchcock ouvre le flash-back qui permet d'accéder au trauma originel de l'héroïne par un procédé qu'il avait inventé pour représenter le vertige dans Sueurs Froides, comme si souvenir et vertige étaient de même nature. Il s'agit du zoom compensé (ou travelling contrarié), combinaison d'un zoom et d'un travelling de directions inverses (zoom avant et travelling arrière, par exemple) produisant une aberration optique qui distord la perspective.

Hitchcock va jusqu'à brouiller souvenir objectif et hypothèse rétrospective en inventant un mode rare dans la narration cinématographique, qu'on pourrait appeler putatif : il consiste à évoquer non pas ce qui est arrivé, mais ce qui a pu arriver, d'une manière qui rend parfois délicate la distinction entre les deux. On en trouve des exemples dans La Corde, dans Le Grand Alibi et dans Psychose.

Dans Soupçons, un des films de Hitchcock les plus régis par le doute (dès son titre), l'ordre temporel est exceptionnellement inversé : jusqu'à un moment du récit, le doute porte sur ce que le mari de l'héroïne a fait, dans un passé plus ou moins récent ; puis il en vient à porter sur ce qu'il va faire, au point que la jeune femme a une vision du pire qui pourrait advenir.

NOTA : les références des extraits de films cités sont mentionnées à la fin des montages vidéo qui en sont composés.

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Auteur : Jean-François Buiré. Ciclic, 2015.