Hitchcock/Truffaut 3. Comment filmer ?

Le langage de la caméra qui se substitue au dialogue (p. 95)

François Truffaut : [Dans Les Enchaînés (Notorious, 1946),], la caméra au-dessus du grand lustre [embrasse] tout le hall de réception et [cadre], en fin de course, la clé du verrou dans la main d'Ingrid Bergman.

Alfred Hitchcock : Ça, c'est le langage de la caméra qui se substitue au dialogue. Dans Notorious, ce grand mouvement d'appareil dit exactement : voilà une grande réception qui se déroule dans cette maison, mais il y a un drame ici et personne ne s'en doute, et ce drame réside dans un seul fait, un petit objet : cette clé.

Les Enchaînés (Notorious, 1946), produit par RKO Radio Pictures et Vanguard Films, édité en vidéo par Carlotta Films.


Le dialogue dit quelque chose et la caméra autre chose (p. 170)

François Truffaut : [Dans La Loi du silence (I Confess, 1953),] il y a une scène spécifiquement hitchcockienne, celle du petit-déjeuner, lorsque la femme d'Otto Keller verse le café à tous les prêtres et qu'elle passe et repasse derrière Montgomery Clift dont elle cherche à deviner les intentions. Derrière le dialogue anodin des prêtres entre eux, il se passe vraiment quelque chose entre Clift et cette femme, et l'on comprend tout par l'image. [...]

Alfred Hitchcock : Vous voulez dire que le dialogue dit quelque chose et l'image autre chose ? C'est un point fondamental de la mise en scène. Il me semble que les choses se passent souvent ainsi dans la vie. Les gens n'expriment pas leurs pensées les plus profondes, ils cherchent à lire dans le regard de leurs interlocuteurs et souvent ils échangent des banalités tout en cherchant à deviner quelque chose de profond et de subtil.

La Loi du silence (I Confess, 1953), produit par Warner Bros., édité en vidéo par Warner Home Video.


Briser la règle du point de vue (p. 215)

François Truffaut : [Dans la scène de la poursuite du héros par l'avion dans La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959),] je crois que la vieille tradition aurait été de recourir au montage accéléré, de présenter une succession de plans de plus en plus courts, alors qu'ici ils restent très égaux dans leur durée.

Alfred Hitchcock : Oui, car, dans ce cas, il ne s'agit pas de manier le temps mais l'espace. La durée des plans est destinée à indiquer les différentes distances que Cary Grant doit parcourir pour se couvrir et surtout à démontrer qu'il ne peut pas le faire. Une scène de ce genre ne peut être entièrement subjective, car tout irait trop vite. Il est nécessaire de montrer l'arrivée de l'avion — même avant que Cary Grant le voie — parce que si le plan est trop rapide, l'avion ne reste pas suffisamment longtemps dans le cadre et le spectateur n'est pas conscient de ce qui se passe.

C'est la même chose dans The Birds lorsque Tippi Hedren va être piquée au front par une mouette dans le canot ; le trajet de la mouette dans le cadre serait tellement rapide qu'on pourrait penser que c'est seulement un morceau de papier qui est venu toucher son visage. Si la scène est subjective, vous montrez la fille dans la barque, puis vous montrez ce qu'elle regarde, par exemple l'embarcadère, et soudainement quelque chose la frappe à la tête ; c'est trop rapide. Alors le seul moyen, c'est de briser la règle du point de vue ; il faut quitter le point de vue subjectif pour le point de vue objectif, c'est-à-dire montrer la mouette avant qu'elle ne frappe la fille, afin que le public soit conscient de ce qui se passe. Pour l'avion de North by Northwest, c'était le même principe, il fallait préparer le public à la menace avant chaque plongée de l'avion.

Les Oiseaux (The Birds, 1963), produit par Universal Pictures et Alfred J. Hitchcock Productions, édité en vidéo par Universal.


Ne pas rompre l'émotion amoureuse (p. 221)

François Truffaut : Je crois qu'à partir de Notorious, on vous a considéré non seulement comme un spécialiste du suspense, mais aussi comme un spécialiste de l'amour physique au cinéma.

Alfred Hitchcock : [...] Vous pensez probablement à la longue scène de baiser entre Ingrid Bergman et Cary Grant. [...] Évidemment, les acteurs ont détesté faire ça. Ils se sentaient terriblement mal à l'aise et ils souffraient de la façon dont ils devaient s'accrocher l'un à l'autre. J'ai dit : « Que vous soyez à l'aise ou non m'importe peu ; tout ce qui m'intéresse c'est l'effet que l'on obtiendra sur l'écran. »

F. T. : [...] Précisons que vous filmiez en gros plan leurs deux visages réunis et qu'ils avaient tout le décor à traverser. La difficulté pour eux étaient de marcher ainsi collés l'un à l'autre, mais cela ne vous concernait pas, car sur l'écran on ne devait voir que les deux visages. C'est bien cela ?

A. H. : Exactement. Cette scène a été conçue pour montrer le désir qu'ils ont l'un de l'autre et il fallait éviter par-dessus tout de briser le ton, l'atmosphère dramatique. Si je les avais séparés l'un de l'autre, l'émotion aurait été perdue. Or il y avait en effet des actions à accomplir, ils devaient marcher vers le téléphone qui sonnait, continuer à s'embrasser pendant toute la durée de la communication, puis un second déplacement les amenait jusqu'à la porte. Je sentais qu'il était essentiel pour eux de ne pas se séparer et de ne pas rompre cette étreinte ; je sentais aussi que la caméra, représentant le public, devait être admise comme une tierce personne à se joindre à cette longue embrassade. Je donnais au public le grand privilège d'embrasser Cary Grant et Ingrid Bergman ensemble. C'était une sorte de ménage à trois temporaire.

Les Enchaînés (Notorious, 1946), produit par RKO Radio Pictures et Vanguard Films, édité en vidéo par Carlotta Films.


N'avoir qu'une seule idée en tête : ce qui apparaîtra sur l'écran (p. 223-225)

Alfred Hitchcock : Beaucoup de cinéastes sont conscients du plateau entier et de l'atmosphère du tournage, alors qu'ils ne devraient avoir qu'une seule idée en tête : ce qui apparaîtra sur l'écran. [...] Il ne faut jamais se laisser impressionner par l'espace qui se trouve devant la caméra [...]. Nous ne devons pas gâcher cet espace, car nous pourrons toujours nous en servir dramatiquement. Par exemple, dans The Birds, quand les oiseaux attaquent la maison barricadée, lorsque Melanie se recule sur le sofa, j'ai gardé la caméra assez loin d'elle, et là je me suis servi de l'espace pour indiquer le vide, le néant dont elle se recule. [...] Si j'avais commencé dès le début tout près de la fille, nous aurions eu le sentiment qu'elle reculait devant un danger qu'elle voyait mais que le public ne voyait pas. Au contraire, je voulais montrer qu'elle reculait devant un danger qui n'existait pas, d'où l'utilisation de tout l'espace devant elle. [...]

François Truffaut : Il y a donc une chose que tout cinéaste devrait admettre, c'est que, pour obtenir le réalisme à l'intérieur du cadrage prévu, il faudra éventuellement accepter une grande irréalité de l'espace environnant ; par exemple, un gros plan de baiser entre deux personnages censés se tenir debout sera peut-être obtenu en plaçant les deux personnages à genoux sur une table de cuisine.

A. H. : [...] Vous soulevez un point très important ici, presque un point fondamental. Le classement des images sur l'écran en vue d'exprimer quelque chose ne doit jamais être entravé par quelque chose de factuel. [...]

F. T. : [...] Disons que le travail du metteur en scène qui veut donner un sentiment de violence n'est pas de filmer de la violence, mais de filmer n'importe quoi pourvu que cela donne un sentiment de violence. [...]

A. H. : [...] Dans Rear Window [Fenêtre sur cour, 1954], quand l'homme entre dans la chambre pour précipiter James Stewart par la fenêtre [...] j'avais filmé la chose complète, en entier, de façon réaliste ; c'était faible, cela ne donnait rien ; alors j'ai tourné le gros plan d'une main qui s'agite, gros plan de la figure de Stewart, gros plan sur ses jambes, gros plan de l'assassin et ensuite j'ai rythmé tout cela ; l'impression finale a été correcte. [...] La réalité photographiée devient la plupart du temps irréelle. La seule solution est d'entrer dans la bagarre pour la faire ressentir au public et à ce moment-là vous obtenez la vraie réalité.

Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954), produit par Paramount Pictures et Patron Inc., édité en vidéo par Universal.


Faire voyager le gros plan (p. 225)

Alfred Hitchcock : [...] Puisque nous parlons des mouvements de caméra et du découpage en général, il y a un principe qui m'est très essentiel ; quand un personnage, qui était assis, se lève pour marcher dans une pièce, j'évite toujours de changer d'angle ou de reculer l'appareil. Je commence toujours le mouvement sur le gros plan, le même gros plan dont je me servais lorsqu'il était assis. Dans la plupart des films, si l'on vous montre deux personnages qui discutent, vous avez gros plan de l'un, gros plan de l'autre, et, brusquement, un plan général pour permettre à l'un des personnages de se lever et de circuler. Je trouve qu'on a tort de faire cela.

F. T. : Je le crois aussi parce que dans ce cas, la technique précède l'action au lieu de l'accompagner et le public peut deviner que l'un des personnages va se lever... Autrement dit, il ne faut jamais changer la place de la caméra dans le dessein de favoriser la mise en place de ce qui va suivre...

A. H. : Exactement, parce que cela détend l'émotion et je suis convaincu que c'est mauvais. Si un personnage bouge et que l'on veut conserver l'émotion sur sa figure, il faut faire voyager le gros plan.

Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964), produit par Universal Pictures et Alfred J. Hitchcock Productions, édité en vidéo par Universal.


Éloigner la caméra (p. 251)

François Truffaut : [Dans The Birds], la scène de l'incendie dans la ville est saisissante grâce à cette surprenante prise de vues de très haut. Là, c'est en quelque sorte le point de vue des mouettes !

Alfred Hitchcock : Je me suis placé là-haut pour trois raisons. La première, la principale, c'est de montrer le début de la descente des mouettes sur la ville. La deuxième, c'est de montrer sur la même image la topographie exacte de la baie de Bodega avec la ville par-derrière, la mer, la côte et le garage en flammes. La troisième était d'escamoter les opérations fastidieuses d'extinction d'incendie. Il est toujours plus facile de montrer les choses lorsqu'on se tient à distance.

C'est d'ailleurs un principe qui est valable chaque fois que vous avez à filmer une action confuse ou ennuyeuse, ou simplement quand vous voulez éviter d'entrer dans les détails. Par exemple, lorsque le pompiste a été blessé par la mouette, tout le monde se précipite à son secours et nous regardons cela de très loin, de l'intérieur du bistrot et du point de vue de Melanie Daniels. En fait, les gens qui ont porté secours au pompiste auraient dû [le] relever [...] beaucoup plus vite, mais j'ai besoin d'une durée plus longue pour faire naître le suspense à propos de la traînée d'essence qui commence à se répandre sur la chaussée. Dans un autre cas ce sera peut-être le contraire et nous nous tiendrons éloignés d'une action lente pour la faire durer moins longtemps.

F. T. : Cela équivaut à résoudre des problèmes de temps en jouant avec l'espace.

A. H. : Oui, nous en avons parlé déjà, la mise en scène de cinéma existe soit pour contracter le temps, soit pour le dilater, selon nos besoins, à volonté.

Les Oiseaux (The Birds, 1963), produit par Universal Pictures et Alfred J. Hitchcock Productions, édité en vidéo par Universal.