Tropical Malady - 3. L'obscur objet du désir

À propos du plan noir qui scinde Tropical Malady en deux parties, Apichatpong Weerasethakul dit qu'il « génère deux frères siamois non identiques* ». Cette césure serait donc autant une coupure qu'un raccord, réunissant les deux parties dissemblables d'un même corps/film. À la fois rupture visuelle (un écran noir) et diégétique (un nouveau titre, La Voie de l'esprit, et un nouveau générique), elle met en tension deux récits distincts et deux genres : la romance et le fantastique.

De part et d'autre de cette coupure qui intervient au milieu du film, le fantastique s'épanche et contamine a posteriori le premier récit, celui de la romance. L'apparente innocence de certaines scènes (un promeneur venu de nulle part, un personnage dont le sourire se fige, un molosse croisé dans la rue...) se trouble et sous la surface familière des images sourd rétrospectivement une étrangeté diffuse, dont le fantastique déclaré de la seconde partie constitue le contrechamp et la clé.

Photogrammes du film Tropical Malady : Images étranges

Cet effet de contagion est amorcé par l'avant-dernière scène de la première partie, dans laquelle les deux amants, avant de se quitter, échangent un singulier premier baiser. Keng saisit et hume longuement la main de Tong, qui à son tour porte celle de Keng à sa bouche et la lèche. La métamorphose a commencé et les apparences de la romance cèdent peu à peu sous la poussée des pulsions animales. Les adieux consommés dans ce simulacre de dévoration amoureuse, Tong se dirige vers la jungle nocturne à l'arrière-plan et l'obscurité le soustrait peu à peu aux yeux de son amant. L'objet du désir se dissout littéralement dans le plan. Contrepoint à cette disparition, l'apparition de l'image du tigre lors du nouveau générique indique qu'une métamorphose a eu lieu dans le noir de l'image, métamorphose dont l'amant, devenu chasseur-soldat, guettera les signes latents dans la seconde partie du film. Commence alors la quête d'une figure absente, qui mènera le chasseur-soldat au face-à-face avec le tigre-fantôme, ultime avatar de ce corps disparu.

Le corps fantastique de Tropical Malady ne se réclame ni du réel (on ne le voit pas) ni de l'irréel (il laisse des empreintes au sol, des marques de griffes sur les arbres). Il est disséminé dans les figures à la fois autres et identiques qui circulent entre les deux parties du film, et s'élabore dans les écrans et les fondus au noir, par des moyens proprement filmiques. Insaisissable, il est la figure fantomatique et cinématographique par excellence, qui échappe au moment où elle semble se laisse appréhender et à laquelle seul le cinéma peut donner forme et présence.

*James Quandt, Apichatpong Weerasethakul, FilmmuseumSynemaPublikationen, Wien, 2009, p. 64. Tropical Malady y est également décrit comme le « jumeau maléfique » (« the evil twin ») de Blissfully Yours, film antérieur de Weerasethakul.

 

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Autrice : Delphine Simon-Baillaud, enseignante de cinéma et vidéaste. Ciclic, 2016.