Quentin Tarantino : l’art de l’éclair

Dans Django Unchained, deux chansons et une tenue vestimentaire issus du western « bis » deviennent moyens de subversion.

Les films de Quentin Tarantino recèlent nombre d’« images dialectiques », précieux concept inventé par le philosophe Walter Benjamin dont la forme privilégiée se trouve dans le tableau Angelus Novus de Paul Klee*. Le regard de l’ange s’y tourne vers le passé, tout en paraissant scruter le futur. Aux yeux du philosophe, cela lui vaut de symboliser, saisie en un éclair, la coalescence de ces deux « directions » opposées dans la dimension du temps. Regarder l’œuvre du cinéaste selon ce principe de l’instant privilégié remet en cause les idées reçues qui la résument à une compilation de références décontextualisées. Ainsi, dans Django Unchained (2012), la façon dont l’esclave Django (Jamie Foxx) devient un héros semblable à Siegfried libérant Brünnhilde dans l'épopée des Nibelungen passe par la résurgence de deux chansons emblématiques du western italien.

La première, une composition de Luis Bacalov qui enveloppe le générique de Django Unchained, accompagne à l'origine la marche de Django (Franco Nero) au début du film homonyme de Sergio Corbucci (1966).

Il s’agit d’exprimer la manière dont une figure est hantée par une autre : les paroles chantées par Ricky Roberts constituent la manifestation la plus évidente de cette possession, puisqu’on y parle d’un amour dont on doit dépasser la perte pour continuer à vivre (« Django, have you never loved again ? / Love will live on, oh oh oh... / Life must go on, oh oh oh... / For you cannot spend your life regretting »). Qu’il soit cercueil chez Corbucci ou chaînes chez Tarantino, ce poids du destin leste les deux séquences de sa figuration exemplaire. Sa portée est décuplée par le choix d’un décor désolé, boueux ou au contraire aride, dont un zoom arrière (à la fin du générique chez Corbucci, vers le milieu chez Tarantino) dévoile l’uniforme vastitude dans laquelle des hommes, filmés de dos, marchent douloureusement, l’un parce qu’il traîne sa bière, l’autre parce que, comme ses camarades, il porte des fers aux pieds. Sous l’esclave isolé par le cadrage et par la mise au point émerge le nordiste ténébreux et revanchard du film de 1966 ; par le biais de la chanson commune à ces deux scènes, les cicatrices qui strient le corps noir et voûté de Django-Foxx semblent se propager, à rebours, au corps de Django-Nero recouvert de son uniforme crotté, figure archétypale de l'être ostracisé. Cette reconsidération du personnage du film de 1966 confirme que les figures majeures du versant italien du genre western, voué en ses fondements à fournir des icônes à une nation, sont pour leur part bannis de l’épanouissement épique et arrimés à une solitude indélébile (« Now you’ve lost her, whoah-oh-oh-oh / But you’ve lost her forever, Django »).

Le programme du film de Tarantino ne consiste pourtant pas à montrer comment Django-Foxx saura se montrer digne de Django-Nero, mais, au contraire, comment il devra s’en détacher. Pour cela, il lui faut convoquer d’autres fantômes : le final de Django Unchained réanime une seconde figure emblématique du western italien.

Ici, il s'agit de faire table rase de tout un monde gangrené et opulent (la demeure continuant à brûler alors que le couple s’en éloigne évoque celle de Manderley à la fin de Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock, dissolution définitive d’un passé mortifère), pour permettre à un nouvel héros d’advenir sur ses décombres : la position de Broomhilda (Kerry Washington) battant des mains est d’ailleurs, et symptomatiquement, celle d’une spectatrice heureuse de contempler la victoire du bon sur les méchants. Ce triomphe de Django s’appuie sur la chanson liée au pistolero Trinita dans On l’appelle Trinita (Lo chiamavano Trinità..., 1970) d'E. B. Clicher.

La série des Trinita peut être considérée comme le chant du cygne farcesque du western italien et le jeu de Terence Hill, vagabond de l’ouest qui dissimule sous une allure de clochard son infaillibilité au tir (« You may think he’s a sleepy tired guy / Always takes the time / Sure i know you’ll be changing your mind / When you’ve seen him use a gun, boy »), est représentatif d’une volonté de désacralisation. En ressuscitant le vagabond à la dextérité légendaire, Tarantino offre à son Django un possible aboutissement (là où, dans le flash-back de la scène de fin de Django Unchained, Schultz dit à Django qu’il deviendra le meilleur tireur du Sud, la chanson nous apprend de Trinita qu’il est « the top of the West »). Trinita incarne, jusqu’à la caricature, le héros de western italien qui ne conserve de la Geste originelle que le geste primitif — dégainer et tirer — sans le prolonger par une quelconque finalité civilisatrice. Cette apparente victoire de la forme sur le contenu ne doit pourtant pas masquer la dimension politique du personnage : la chanson consacre une ode (« He’s the top of the West / Always cool, he’s the best / He keeps alive with his Colt 45 ») à un pouilleux devenu roi, moins par la maîtrise des armes que par celle du style associé à leur maniement. Le ralenti nimbant la démarche de Django, éminemment maniériste, décuple les effets d’une élégance ostentatoire qu’il emprunte, avec son porte-cigarette, sa veste et son gilet à Tiree, le personnage campé par Fred Willamson dans La Chevauchée terrible (Take a Hard Ride, 1975) d’Antonio Margheriti, dont il évoque l'aisance fanfaronne.

La Chevauchée terrible est un mélange de western transalpin et de film de « Blaxploitation », veine cinématographique dont l’argument premier consiste à faire jouer par des Noirs les rôles héroïques que des genres codifiés (western, film de gangsters, polar) ont auparavant réservés à des blancs. Le nœud papillon de Tiree connote un goût de l’apprêt dont Fred Williamson (un acteur-phare du courant précité et particulièrement de sa branche western) est coutumier : rien n’en est plus éloigné que le pied crasseux de Trinita, et pourtant tous deux participent du même souci d’investir et de dominer une imagerie originellement dévolue aux maîtres d’une nation, dont ils incarnent les oubliés. Le fait de mêler au sein d’une même figure ces deux revenants compose une « image dialectique » digne du concept élaboré par Walter Benjamin : chanson et vêtement, son et image s’interpénètrent en un éclair qui, en guise de happy end, exalte la reconquête du pouvoir iconique des héros blancs américains par un ancien esclave noir nimbé d’effluves latines. 

En offrant aux vaincus de l’histoire l’écrin mythique des vainqueurs (programme qu'il avait également développé dans Inglourious Basterds), Tarantino fait œuvre politique, prouvant que son exploration de la mémoire du cinéma de genre, qui passe par une pratique virtuose du « collage », est bien destinée à créer des épopées bis dont la portée subversive ne peut être négligée.

 

Auteur : Philippe Ortoli, critique et enseignant de cinéma. Supervision : Jean-François Buiré. Ciclic, 2015.

 

* Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Gallimard (Folio/Essais), 2001 (1942), p. 434.