Irinka & Sandrinka – Analyse de plan

La promenade du souvenir

Le moment (de 4 min 35 à 5 min 12) où Sandrine se souvient de son grand-père se démarque par un parti pris inhabituel, celui de la « caméra subjective ». C’est un choix singulier dans un film d’animation puisqu’il s’agit d’une caméra virtuelle, créée « par ricochet » dans l’imaginaire du spectateur à partir des images du dessinateur.

Le plan commence sur une porte dont on s'approche, puis une main d’enfant entre par le bas du cadre et l’ouvre. Cette main nous indique qu’il est bien censé s’agir d’un point de vue subjectif et qu’il y a coïncidence temporaire entre le mouvement de la caméra imaginaire et de l’héroïne du plan, Sandrinka.

Un décalage progressif

Commence alors un long plan en mouvement, interrompu par trois inserts très courts (moins de 2 secondes chacun pour un plan de 36 secondes). L’essentiel de l’image est réalisé en animation à l’encre de Chine aux couleurs blanches, noires et marron. S’y trouvent insérés des éléments hétéroclites non dessinés par la réalisatrice. Ainsi, lorsque la caméra-Sandrinka s’approche du lit, elle voit aux murs deux photographies noires et blanches qui se démarquent à peine dans l’image monochrome, et un portrait en couleurs d’un Indien. C’est ce portrait, photographié, qui se retrouve quelques instants plus tard isolé et mis en valeur par un insert fixe. Dans le plan en mouvement, la seule altération de ce portrait vient de l’angle de vision de Sandrinka, qui le déforme légèrement. De plus la caméra ne s’attarde pas spécialement sur lui, il reste dans le coin droit supérieur du cadre. Montré en insert, le portrait capte notre attention, alors que nous ne l’avions pas vraiment remarqué auparavant.

 

Le décalage entre la présentation des objets dans le plan en mouvement et dans les inserts va s’accentuer. Le deuxième objet, un dyptique représentant Saint-Georges terrassant le dragon, sera plus modifié par le dessin (un réveil et une lampe au premier plan le dissimulent partiellement), avant d’apparaître parfaitement exposé dans l’insert. Ensuite, l’étui à cigares et le fume-cigare sont totalement dessinés à l’encre de Chine avant d’apparaître en photographie, dans une « mise en scène » qui ne correspond pas à leur disposition dessinée (le fume-cigare est à gauche de l’étui ouvert, puis à droite de l’étui fermé). En même temps, l’image se désolidarise progressivement du son : en voix off, Sandrine se souvient de son grand-père ; l’exploration de la chambre du grand-père semble illustrer le propos. Sandrine précise qu’il jouait souvent du piano et nous entendons quelqu’un jouer. Pourtant lorsque Sandrinka arrive au piano, il n’y a personne et elle effleure elle-même ses touches. De même, au lieu de voir le geste du grand-père donnant des crayons à Sandrinka, nous la voyons se servir de ceux-ci, déjà à disposition. Le plan en mouvement est donc autre chose qu’une simple illustration du texte. Dans ce plan, Sandrinka emprunte l'itinéraire inverse de celui de Sandrine dans son récit. Elle parle de son grand-père qui « apparaissait de sa chambre, jouait une valse ou quelque chose d’autre et puis redisparaissait ». Or, dans le plan, le grand-père est absent, et c’est Sandrinka qui pénètre dans sa chambre. Cette démarche du « chemin inverse » est celle de la mémoire active, qui remonte le fil des souvenirs.

Se souvenir pour créer, créer pour se souvenir

Cette démarche rappelle le rapport entre le plan en mouvement et les inserts. Dans le film, nous voyons d’abord l’objet intégré à l’univers de l’animateur (partiellement ou totalement redessiné) puis le point de départ (photographie de l’objet lui-même), alors que dans le processus créatif l’objet qui sert de point de départ vient avant sa transformation artistique. Il est donc essentiel que le plan se termine par le geste de Sandrinka vers ses crayons. C’est par ce geste créateur que passera l’artiste pour aller de son passé à l’œuvre d’art. Tout le film n’est que le résultat de cette démarche. Le plan boucle sur lui-même puisqu’il se termine par le geste (dessiner) qui est à l’origine du film lui-même. Il devient ainsi le « plan originel » du film. Les trois objets représentés en inserts sont ceux qui avaient inspiré à Sandrine Stoïanov son travail de fin d’études aux Beaux-Arts, ce qui confirme la place primordiale de ce plan dans le film.

L’insert manquant

L’autre objet qui se détache dans le plan en mouvement est la poupée russe : on en aperçoit quatre, de couleur rouge, qui trônent sur le piano. Image récurrente et structurante dans le récit, elles viennent d’ici, de cette « pièce originelle » où la cinéaste a puisé son inspiration. Ces poupées qui représentent le dévoilement progressif de ce qu’il y a à l’intérieur (d’une chambre ou de la tête de quelqu’un) n’ont pourtant pas, pour leur part, d’objet réel de référence qui nous serait présenté en insert.

Eugénie Zvonkine, 2008.

SUITE