Séance 5 - Qui voit quoi ? Je vois ce que tu vois

Identifier le regard

Le point de vue du spectateur de cinéma (ce qu'il voit à l'écran) coïncide toujours avec celui de la caméra. Mais quel point de vue la caméra véhicule-t-elle ? Autrement dit, qui voit ? Il s'agit de comprendre que les images à l'écran sont toujours médiatisées par un regard, et que ce regard est changeant : à chaque plan, un nouveau point de vue.

Point de vue objectif

Le cinéma documentaire et les films de fiction tendant au « réalisme » ont très souvent recours au point de vue « objectif » (même s'il n'est pas exclusif).

Ainsi, de nombreux films débutent avec un plan général situant l'action dans son contexte géographique et historique. Le point de vue est objectif, le but et la nature de ce type de plan étant purement informatifs. Le récit semble se dérouler de lui-même, sans intermédiaire entre le spectateur et le monde qui présente à lui. Cette impression de transparence que confère le point de vue objectif est une caractéristique du cinéma de fiction réaliste.

Dans L'Aventure de Madame Muir (1947), l'action, brièvement située à Londres au début du XXe siècle, se déplace presque aussitôt dans un village en bord de mer. Ainsi le spectateur peut-il observer successivement un plan général de Londres, quelques scènes de rue, un gros plan sur l'adresse d'expédition d'une caisse de déménagement et une vue générale du village fictif de Whitecliff-by-the-Sea. Ces quelques plans objectifs informent le spectateur sur les deux lieux principaux où se déroulera le film.

L'Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) de Joseph Mankiewicz, édité en vidéo par 20th Century Fox.

Points de vue objectif et subjectif : une distinction délicate

Bien qu'extérieur au personnage, le point de vue objectif se creuse fréquemment d'un point de vue subjectif. Ainsi, L'Aventure de Madame Muir épouse le point de vue du personnage éponyme au point de créer parfois une ambiguïté quant à la réalité fictionnelle de ce qui est montré à l'écran : il pourrait après tout ne s'agir que d'un rêve de Madame Muir.

En effet, quand la caméra se focalise sur un personnage et accompagne ses déplacements et ses mouvements, l'histoire semble être racontée du point de vue de celui-ci. Lorsque Madame Muir visite Gull House, une maison qu'on dit hantée, son point de vue constitue le regard directeur de toute la scène. Tandis que la caméra accompagne les visiteurs de pièce en pièce, l'expression souriante et l'enthousiasme de la jeune veuve indiquent clairement que le charme de la maison agit sur elle. Le spectateur découvre la maison en même temps que la protagoniste du film et adopte ainsi spontanément son point de vue plutôt que celui de l'agent immobilier, qui fait visiter la maison à contre-cœur et dont la désapprobation est visible.

L'Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) de Joseph Mankiewicz, édité en vidéo par 20th Century Fox.

S'identifier au regard : le point de vue subjectif optique

La scène de la visite de la maison est principalement filmée en caméra objective. Pourtant, comme on vient de le voir, le point de vue du personnage finit par dominer la scène. Cette impression de partager l'intériorité du personnage, ce qu'il voit et ressent, est renforcée par l'utilisation ponctuelle du point de vue subjectif : la caméra épouse alors le regard du personnage et le spectateur a un instant l’impression de « voir à travers les yeux » de celui-ci.

L'Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) de Joseph Mankiewicz, édité en vidéo par 20th Century Fox.

Dans le premier plan cité ci-dessus, l'expression de Madame Muir se fige au moment où elle aperçoit quelque chose qui est alors invisible pour le spectateur, car hors champ, mais que l'on découvre dans le plan suivant : les restes d'un déjeuner récent, apparemment interrompu de façon soudaine. Dans le deuxième plan — le contrechamp du champ qui le précède —, le point de vue de la caméra et celui de Madame Muir ne font qu'un : l'axe de la caméra, placée à l'endroit où Madame Muir se tenait dans le plan précédent, le raccord de regard et la succession du champ et du contrechamp établissent un lien direct entre le personnage en train de regarder et ce qu'il regarde. Le spectateur découvre, à travers les yeux de Madame Muir et presque en même temps qu'elle, ce qui l'a intriguée. Il s'agit là d'un « point de vue subjectif optique », par champ-contrechamp avec raccord de regard : le spectateur a le sentiment de voir ce que voit le personnage lui-même.

Dans la scène suivante, celle de la première rencontre entre Madame Muir et le capitaine — en fait, un tableau représentant ce dernier —, le corps de la jeune femme est placé en « amorce » de l'image, ce qui renforce le point de vue subjectif optique.

L'Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) de Joseph Mankiewicz, édité en vidéo par 20th Century Fox.

Premier plan : le chapeau noir de Madame Muir, de dos, est placé en amorce et le portrait du capitaine apparaît à l'arrière-plan.

Deuxième plan : raccord dans l’axe (sur cette notion, cf. cette page d’Upopi) par rapport au plan précédent : le portrait du capitaine est au centre du plan. Point de vue subjectif optique, identification du spectateur avec Madame Muir.

Troisième plan : le contrechamp sur Madame Muir confirme que le point de vue du plan précédent correspond bien au sien. Le spectateur peut observer la réaction de Madame Muir lorsqu'elle découvre le portrait. Le champ-contrechamp connecte les deux personnages par le regard et suggère qu'ils se dévisagent mutuellement, bien que l'un des deux soit une image peinte. Le spectateur s'identifie momentanément et successivement à chacun des deux personnages.

Représenter le regard

Le point de vue subjectif optique s'accompagne parfois d'un effet imitant la vision à travers un dispositif optique. Dans La Loupe de grand-maman (1900), première occurrence historique d'un point de vue subjectif dans un film, la quasi-totalité des contrechamps aux champs sur le personnage central du petit garçon adopte le point de vue de celui-ci regardant à travers la loupe de sa grand-mère (sans pour autant, d’ailleurs, que l’effet grossissant ne soit forcément très marqué).

La Loupe de grand-maman (Grandma’s Reading Glass, 1900) de George Albert Smith, édité au Royaume-Uni par Bfi dans le coffret intitulé Early Cinema - Primitive and Pioneers.

D'autres procédés visuels tels que des effets de trou de serrure, de jumelles, de viseur de caméra, de lunette de fusil, de brêche dans une paroi et bien d’autres encore servent également à donner l’impression de matérialiser cette vision subjective.

À gauche, Les Vampires (1915-1916) de Louis Feuillade, épisode 10 : Les Noces sanglantes, édité en vidéo par Gaumont. À droite, Le Corbeau (1943) d’Henri-Georges Clouzot, édité en vidéo par TF1 Studio.

Une étoile est née (A Star Is Born, 1954) de George Cukor, édité en vidéo par Warner Bros.

Deux images extraites de Chasse à l’homme (Man Hunt, 1941) de Fritz Lang, édité en vidéo par Sidonis Calysta.

Il existe quelques films entièrement tournés en caméra subjective tels que La Dame du lac (1947) de Robert Montgomery et La Femme défendue (1997) de Philippe Harel. L'histoire toute entière est racontée et filmée au moyen de plans subjectifs. Paradoxalement, le recours systématique à ce point de vue unique tend à limiter à la longue le processus d'identification du spectateur avec le personnage dont il est censé partager continument le point de vue. Il est en effet difficile de s'identifier à un personnage qu'on ne voit pas : on ne connaît ni son visage, ni son corps, il n'est en fin de compte qu'un regard désincarné.

La Dame du lac (Lady in the Lake, 1947) de Robert Montgomery, édité en vidéo par Warner Bros.Dans La Dame du lac, à l’exception de quelques scènes explicatives face caméra (imposées par le studio MGM), le visage du protagoniste n’est que ponctuellement visible par réflexion dans des miroirs — un procédé qui suscite rapidement un sentiment d’artifice prononcé.

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Autrice : Delphine Simon-Baillaud, enseignante de cinéma et vidéaste.
Supervision : Jean-François Buiré.
Ciclic, 2019.