Séance 7 - Point de vue sonore et point d'écoute

Le cinéma n'est pas seulement un art de l'image, mais aussi du son. Comme l'écrit le spécialiste du son au cinéma Michel Chion, le son apporte sa part « sensorielle, informative, sémantique, narrative, structurelle et expressive ». S'intéresser à la notion du point de vue au cinéma implique donc d'envisager également la question du point de vue sonore, l'interaction entre image et son étant une des spécificités de l'art cinématographique.

Le cinéma muet n'existe pas

Malgré l'absence de mise sur le commerce d'un système performant de synchronisation de l'image et du son jusqu'au milieu des années 1920, le cinéma « d'avant le parlant » n'en est pas moins sonore : musiciens, bruiteurs, bonimenteurs, phonographes, pianos mécaniques créent la bande sonore pendant la projection. Les personnages à l'écran, pour être silencieux, ne sont pas privés de paroles, lesquelles figurent sur les intertitres. Par ailleurs, certaines images (sonnettes, sifflets, instruments de musique...) évoquent des sons dont le spectateur est privé (s'ils ne sont pas reproduits par les musiciens et bruiteurs qui accompagnent le film). Le point de vue sonore est alors traduit par un point de vue visuel.

Deux images extraites de films « muets » : à gauche, Charlot musicien (The Vagabond, 1915) de Charlie Chaplin, édité en vidéo par Arte dans le coffret La Naissance de Charlot - The Mutual Comedies - 1916-1917 ; à droite, les sirènes en marche de la ville ouvrière dans Metropolis (id., 1927) de Fritz Lang, édité en vidéo par MK2.

Point de vue visuel et point de vue sonore

Le point de vue visuel, même dans le cas d'un plan subjectif, correspond strictement à ce que la caméra a enregistré et reste déterminé par la place de celle-ci. En revanche, le point de vue sonore est indépendant de la place de la caméra et sa source provient souvent de points multiples.

Pour reprendre la terminologie établie par Michel Chion dans ses livres sur le son au cinéma, les bruits, les paroles et/ou les musiques entendus sont « in » quand ce que le spectateur entend correspond à ce qu'il voit à l'écran : leur source est alors visible à l'écran. En revanche, ce que le spectateur entend ne correspond pas à ce qu'il voit à l'écran lorsque :

. sons et musiques sont « hors champ » : la source du son n'est pas visible à l'image mais située dans un espace-temps contigu à ce qui est montré à l'écran.
.
sons et musiques sont « off » : la source du son est située dans un autre lieu ou dans un autre temps que ce qui est montré à l'écran.

Dans un même plan, le son peut être à la fois in (un personnage visible à l'écran prononce des paroles), hors-champ (on entend au loin le bruit d'un train qui passe, mais qui n'est pas visible à l'écran) et off (une musique dont la source n'est pas située dans le plan ou dans ses « environs » accompagne la scène).

Continuité et correspondances sonores

Le son assure très fréquemment la continuité spatiale, temporelle et narrative d'une scène, éclipsant les coupures visuelles dues aux changements de plans et de points de vue visuels. Il existe dans ce cas une correspondance entre image et son qui crée une continuité que le spectateur perçoit comme logique, même si dans « la réalité », il ne percevrait pas les sons d'une manière similaire. Par exemple, dans une scène de restaurant, le brouhaha dominant n'empêche pas forcément que la discussion de deux personnages soit clairement perçue, se détachant du bruit ambiant. De même, une conversation peut être parfaitement audible alors que ses participants n'apparaissent que comme de minuscules silhouettes éloignées dans l'espace : on entend alors en gros plan sonore des personnages filmés en plan large. La distance induite par l'image n'est pas traduite par le point de vue sonore, lequel n'est pas forcément déterminé par le point de vue visuel.

La Porte du Paradis (Heaven's Gate, 1980) de Michael Cimino, édité en vidéo par Carlotta Films.

Variation du point d'écoute

Le point de vue sonore correspond à un « point d'écoute » autrement dit l'endroit depuis lequel le spectateur entend un son, qui est différent de l'endroit où la caméra est placé.

Dans L'homme qui rétrécit (1957), la différence d'échelle entre d'une part l'univers où évolue Scott, devenu minuscule, et d'autre part l'univers « normal » est rendue visuellement mais aussi d'un point de vue sonore. Lorsque l'épouse descend l'escalier, ses pas déclenchent un vacarme assourdissant, de même que sa voix, devenue trop forte pour les oreilles délicates de son mari.

L'homme qui rétrécit (The Incredible Shrinking Man, 1957) de Jack Arnold, édité en vidéo par Elephant Films.

Le point d'écoute du spectateur coïncide avec la perception de Scott. Il arrive néanmoins que ce point d'écoute varie. Dans la scène de l'inondation de la cave, Scott, qui s'est retrouvé enfermé là accidentellement, tente de signaler sa présence en appelant sa femme et son frère descendus constater les dégâts. Il s'époumone en vain : perçue depuis le point d'écoute des personnages, sa voix est inaudible.

L'homme qui rétrécit (The Incredible Shrinking Man, 1957) de Jack Arnold, édité en vidéo par Elephant Films.

Point de vue sonore subjectif

Dans certaines scènes, le son entendu diffère du son « réel » et se confond avec la perception du personnage. Après le terrible accident de train dont il a été victime, le héros d'Incassable (2000) s'éveille à l'hôpital. Dans un premier temps, le point de vue sonore rend compte de l'environnement de manière réaliste et objective : sons et voix feutrés du personnel qui s'affaire, bips discrets des appareils médicaux.

Mais peu à peu, les paroles du médecin qui ausculte le personnage se noient dans une nappe sonore sourde, de plus en plus dense. À l'instar du personnage, le spectateur ne perçoit rien d'autre que ce nouveau point de vue sonore, subjectif, intérieur et diffus, qui absorbe bruits et conversations extérieurs. La perception subjective, altérée et déformée, des sons environnants ne correspond pas au son « réel » de la scène : il traduit de manière sonore l'état de choc physique et psychique dans lequel se trouve le personnage, seul survivant de la catastrophe ferroviaire.

Incassable (Unbreakable, 2000) de M. Night Shyamalan, édité en vidéo par Touchstone Home Video.

D'une manière différente mais avec un résultat similaire, la musique traduit souvent un point de vue subjectif émotionnel. Il s'agit là d'un point de vue subjectif qu'il est possible d'attribuer au personnage, même si la musique ne se confond pas avec le son ou la voix intérieure. Plus sûrement encore, la musique traduit le point de vue du cinéaste sur la scène. Le son oriente l'image et colore subjectivement la perception du spectateur.

L'homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1956) d'Alfred Hitchcock, édité en vidéo par Universal Pictures France.

L'homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1956) d'Alfred Hitchcock, édité en vidéo par Universal Pictures France.

Dans le film L'Aventure de Madame Muir que nous avons déjà évoqué dans la séance 6 de ce parcours, le jeu entre points de vue visuel et sonore produit un effet comique au cours de la scène où Madame Muir se confronte à sa belle-famille, préoccupée par son équilibre mental qu'elle croit menacé. La scène se déroule en « présence » du fantôme du capitaine Gregg, que seuls la jeune femme et le spectateur voient et entendent. Le point de vue visuel et sonore va et vient entre celui de Madame Muir et celui de sa belle-famille. La situation se prête à une série de malentendus, et le spectateur se régale des mimiques et des commentaires sarcastiques du capitaine ainsi que de la stupeur scandalisée de la belle-famille devant l'attitude et les propos de leur parente.

L'Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947) de Joseph Mankiewicz, édité en vidéo par 20th Century Fox.

Activité

À partir des images extraites d'une séquence de film, demander aux élèves d'imaginer la bande sonore correspondante (musique, dialogue, bruit) en tenant compte des notions abordées précédemment dont celles de point d'écoute, de point de vue sonore subjectif, etc.

SUITE


Autrice : Delphine Simon-Baillaud, enseignante de cinéma et vidéaste.
Supervision : Jean-François Buiré.
Ciclic, 2019.