Séance 8 - Point de vue, narration et commentaire

Qui voit ? Qui raconte ?

Chaque film est l'agencement d'une variété de points de vue, pensés au moment de l'écriture, élaborés au moment du tournage, arrêtés au montage, puis perçus et interprétés par le spectateur.

Cette variété de points de vue traverse le récit du film et informe la narration. Pour autant, un film se construit souvent autour d'un point de vue privilégié, qui fait autorité sur le récit. Un narrateur extérieur (appartenant ou non à l'univers diégétique du film) qui raconte en voix off, ou encore un personnage dont le point de vue domine clairement le film peuvent ainsi devenir l'instance narratrice du film.

Voix off

Un narrateur apporte des informations sur l'histoire ou sur les personnages, parfois sous la forme d'un flash-back ou d'un commentaire (descriptif, explicatif, humoristique, ironique, etc.).

  • Le narrateur reste extérieur au récit et n'apparaît pas à l'écran.

Les personnages de La Famille Tenenbaum (2001) sont présentés tour à tour au début du film. Le narrateur demeure extérieur au récit, alors même que ses connaissances sur les différents membres de la famille Tenenbaum dépassent largement celles de la plupart des personnages.

La Famille Tenenbaum (The Royal Tenenbaums, 2001) de Wes Anderson, édité en vidéo par Touchstone Home Video.

La Famille Tenenbaum (The Royal Tenenbaums, 2001) de Wes Anderson, édité en vidéo par Touchstone Home Video.

La Famille Tenenbaum (The Royal Tenenbaums, 2001) de Wes Anderson, édité en vidéo par Touchstone Home Video.

  • Le narrateur appartient au récit et apparaît à l'écran.

Dans L'Enfant sauvage (1970) de François Truffaut, la voix off est celle du Docteur Itard qui a recueilli Victor et qui en fait l'objet de recherches scientifiques. La voix off double, sous formes d'observations et de commentaires, ce qui est montré à l'écran, et commente les progrès et les échecs de Victor aux yeux d'Itard.

L'Enfant sauvage (1970) de François Truffaut, édité en vidéo par MGM / United Artists.

Les sous-titres français sont ceux proposés par l'édition dvd de L'Enfant sauvage, à l'intention des personnes sourdes et malentendantes. 

Si Mozart donne son prénom au titre du film Amadeus (1984), il n'en est pas la voix centrale. La narration est prise en charge dès le début par Salieri, rival envieux et néanmoins admirateur du compositeur. Différents points de vue traversent le film, mais le point de vue subjectif permanent de Salieri s'impose comme le seul à avoir véritablement percé la personnalité et le génie de Mozart.

Amadeus (id., 1984) de Miloš Forman, édité en vidéo par Warner Bros.

Amadeus (id., 1984) de Miloš Forman, édité en vidéo par Warner Bros.

Amadeus (id., 1984) de Miloš Forman, édité en vidéo par Warner Bros.

Amadeus (id., 1984) de Miloš Forman, édité en vidéo par Warner Bros.

Selon les films, les narrateurs peuvent avoir des statuts divers, et surprenants. Ainsi la grand-mère qui entame le récit d'Edward aux mains d'argent (1990) se révèle à la fin du film être un des personnages principaux de l'histoire.

Edward aux mains d'argent (Edward Scissorhands, 1990) de Tim Burton, édité en vidéo par 20th Century Fox.

Quant au narrateur de Boulevard du crépuscule (1950) de Billy Wilder, s'il se présente comme déjà mort au début du film, c'est en parlant de lui-même à la troisième personne (« Pauvre type !... »), avant que ne commence un long retour en arrière explicatif. Lors de cette première scène, une incertitude susbsiste quant à son identité, mais elle sera levée dans la suite du film.

Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, 1950) de Billy Wilder, édité en vidéo par Paramount Pictures.

Dans les films réalistes, la vraisemblance des images constitue un gage de vérité pour le spectateur. Cependant, le fait que les images authentifient la parole ou le récit d'un personnage ou d'un narrateur ne suffit pas à élever tel ou tel point de vue au rang de vérité absolue. Certains points de vue ne sont-ils pas tronqués ou trompeurs, voire manipulateurs ? Autrement dit, pouvons-nous croire ce que nous voyons ?

Légende ou vérité ? L'homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford

Rien ne prédestinait Ransom Stoddard à devenir une légende de l'Ouest. Quand il arrive dans la petite ville de Shinbone, il n'est qu'un jeune avocat, peu conforme au modèle viril dominant. Après avoir, contre toute attente, affronté et tué en duel Liberty Valance, terreur locale à la gâchette facile, Stoddard est célébré comme un héros. Commence alors pour lui une carrière politique qui le mènera jusqu'au Sénat. C'est l'histoire qu'il raconte à deux journalistes venus l'interviewer, sous la forme d'un long flash-back qui inclut l'épisode du fameux duel.

L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) de John Ford, édité en vidéo par Paramount Pictures.

L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) de John Ford, édité en vidéo par Paramount Pictures.

L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) de John Ford, édité en vidéo par Paramount Pictures.

Mais vers la fin de son récit, le sénateur Stoddard revient sur son affrontement avec Liberty Valance. La séquence, déjà connue du spectateur, est alors montrée du point de vue du troisième protagoniste, Tom Doniphon. Ce « replay » augmenté révèle l'identité de l'homme qui tua véritablement Liberty Valance, à savoir Doniphon. Le duel (en réalité triel) n'est plus filmé en champ-contrechamp mais en un plan-séquence large et fixe, sans coupe ni montage. Le spectateur découvre alors Tom Doniphon, en amorce à gauche du cadre, qui met Valance en joue et l'abat. Simultanés, les deux coups de feu destinés à Valance, celui de Doniphon et celui de Stoddard, se « couvrent » l'un l'autre.

L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) de John Ford, édité en vidéo par Paramount Pictures.

L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) de John Ford, édité en vidéo par Paramount Pictures.

L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) de John Ford, édité en vidéo par Paramount Pictures.

Les deux versions de cet affrontement mettent en évidence la puissance du point de vue : celui qui préside à la première version contribue à la légende, le second (r)établit la vérité des faits. Il aura suffi de déplacer la caméra de quelques mètres.

Éclairée d'un jour nouveau, une scène peut prendre un sens totalement différent. Le jeu sur les points de vue allège ainsi l'image de son rôle de dépositaire d'une vérité immuable et rappelle au spectateur que ce qu'il voit est toujours motivé par un point de vue. À l'évidence, il ne s'agit pas de remettre en doute chaque image d'un film, mais de garder à l'esprit les questions « Qui voit ? » et « Qui raconte ? », la vérité d'une scène, voire d'un film tout entier, pouvant varier selon les réponses. De plus, le spectateur, en élaborant ou en projetant son propre point de vue, joue un rôle actif dans l'émergence du sens et dans la construction du récit.

Tout point de vue est un commentaire

En orchestrant les différents points de vue du film, le cinéaste en articule la forme et le contenu et affirme son propre point de vue, esthétique, moral ou politique. Lorsque Charlie Chaplin commence Les Temps modernes (1936) par l'image d'un troupeau de moutons en mouvement (au milieu desquels se trouve un mouton noir, qu'on associe souvent au personnage de Charlot), image à laquelle il fait succéder, par fondu enchaîné, un plan montrant des ouvriers sortant en nombre d'une station de métro, le lien moutons/ouvriers est directement établi, aussi bien que par des mots. Par cette métaphore visuelle, c'est sa vision de la société industrielle américaine et du conditionnement du prolétariat que Chaplin exprime dès le début du film.

Les Temps modernes (Modern Times, 1936) de Charles Chaplin, édité en vidéo par MK2/Potemkine.

Chaque film véhicule un (ou plusieurs) point(s) de vue et engage la responsabilité du cinéaste vis-à-vis du spectateur. Ce dernier peut régner en maître absolu du récit et des images ou s'effacer et laisser le spectateur en situation d'arbitre, en lui laissant la liberté de construire son propre point de vue.

Activité : écrire une voix off

Parmi les quatre personnages qui figurent dans les images suivantes, choisir un narrateur ou une narratrice.

La Fée (2011) de Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy, édité en vidéo par MK2.

Utiliser les images ci-dessous pour inventer une courte histoire, racontée à la première personne, du point de vue du narrateur ou de la narratrice retenu(e) et incluant les autres personnages (ne pas tenir compte de l'ordre dans lequel les images sont présentées ci-dessous : elles sont dans le désordre par rapport à la chronologie du film). Le narrateur ou la narratrice choisi(e) présente les autres personnages : qui sont-ils ? que font-ils dans la vie ? quels liens existent entre eux ?, etc.


Autrice : Delphine Simon-Baillaud, enseignante de cinéma et vidéaste.
Supervision : Jean-François Buiré.
Ciclic, 2019.