L'Homme sans ombre - Ateliers

Des contes et autres étrangetés

Mythe et conte donnent les mesures à ce récit fantastique. Si le conte travaille la métamorphose, le changement d'identité comme réversible, le mythe insiste sur l'inéluctable. Or, l'inéluctable est le drame de notre homme qui ne retrouvera jamais son ombre. Il serait intéressant de relever les références citées : le chat botté (Charles Perrault) avec ses bottes de sept lieues, bottes qui renvoient au Petit Poucet ; Les Souliers rouges (Andersen ou l'adaptation de Michael Powell, Les Chaussons rouges, 1948) ; ou encore, les fameux escarpins rouges de Dorothy. Plus près de nous, Marcel Aymé signe lui aussi des Bottes de sept lieues et autres nouvelles.

Adaptation

« Il me donna la main, et, sans plus de délai, se mit à genoux devant moi, je le vis avec la plus merveilleuse adresse détacher légèrement mon ombre du gazon depuis la tête jusqu'aux pieds, la plier, la rouler, et la mettre enfin dans sa poche. » L'Homme sans ombre (1813) est une adaptation d'un conte fantastique de Chamisso, un énorme succès en librairie. Le cinéaste a travaillé l'ellipse pour raconter cette histoire qui se déroule sur plusieurs années. La fin du film n'aboutit pas à la même conclusion que celle tirée du conte. Dans ce dernier, l'homme sans ombre explore et étudie la nature pour les générations à venir. Dans le film, le thème de la projection est au centre de l'image. Vendre son âme au diable est une constante dans la littérature allemande : par exemple, La Femme sans ombre (1919), de Hugo von Hofmannsthal, devenu un livret d'opéra pour Richard Strauss ; Faust (1808), de Gœthe et Le Docteur Faustus (1949), de Thomas Mann ; ou au cinéma : Faust (1926), de Murnau ; La Beauté du diable (1949), de René Clair.

Marche à l'ombre

Chez Chamisso, la présence de l'ombre indique une réalité concrète. L'ombre, sous toutes ses formes, projections (naturelles, artificielles), est autant le sujet narratif que l'image du film. Chez Pline l 'Ancien (Histoire naturelle), l'art pictural est né d'une ombre portée sur un mur, celle d'un amoureux parti à la guerre et qu'un potier a retracé pour en garder l'image. Léonard de Vinci, Le Caravage, Rembrandt, de Chirico, les impressionnistes, les peintres chinois ont osé ce travail sur le clair et l'obscur. Du mythe de la caverne (Platon) au conte de Peter Pan (Barrie), en passant par l'histoire de la princesse Damayanti dans le Mahabharata, l'ombre sert à illustrer le thème du double, de la mort (les Enfers grecs), de la sorcellerie (perdre son ombre, c'est vendre son âme au diable). En art, les ombres chinoises ou théâtre d'ombres ont donné naissance à la technique du papier découpé, cher au cinéma d'animation : citons Princes et princesses (2000), de Michel Ocelot, et l'œuvre de Lotte Reininger. Dans le cinéma à prises de vues réelles, le travail du chef-opérateur sur les jeux d'ombres et de lumière nourrit le fantastique, l'angoisse et la menace : on songe au Cabinet du docteur Caligari (1920), de Robert Wiene, à La Féline (1942), de Jacques Tourneur, à La Belle et la Bête (1945), de Jean Cocteau. Le sifflement qui court dans le premier mouvement puis à la fin du film, émis par l'homme sans ombre et qui est souvent secondé par une flûte, renvoie à celui de M le maudit (1931), personnage entouré d'ombres. Des photographes, André Kertész en tête, ont également usé de ces ombres plaquées au sol qui, prises en plongée, donnent l'illusion qu'elles sont les corps.

Du temps : entre écoulement réaliste et perception surréaliste

Ouverture et fermeture tout à la fois, la porte a souvent le rôle de révélateur, entre passé renié et futur craint. Le conte de Barbe Bleue est l'un des plus flagrants exemples ainsi que Le Secret derrière la porte (1948), de Fritz Lang. Or dans cette séquence, l'homme ne cesse de traverser des ouvertures. La première porte est d'ailleurs un seuil à passer avec un battant de bois qui ouvre sur un univers autre. Ensuite, l'homme pénètre dans la demeure, suivi par une caméra qui le cadre de très haut, en plongée et ces différentes ouvertures ne sont pas à ouvrir ou à fermer mais à franchir et à dépasser. Il est donc indéniable que la temporalité est ici différemment traitée. Si l'ellipse est essentielle dans l'appréhension des événements durant la première partie du film, à cet instant elle n'est pas utilisée — sauf lorsqu'elle renoue avec les faits merveilleux proposés par le magicien et qui donne à voir par tableaux superposés un avenir radieux. L'attention des élèves pourrait donc être attirée sur le traitement du temps ménagé par le réalisateur. Comment l'écoule- ment temporel est-il donc suggéré, entre un mouvement de caméra fluide et continu, une ambiance sonore prégnante, une marche qui ne s'interrompt pas ? De quelle façon le temps est-il mesuré et pourquoi est-il en temps réel durant ce passage ? L'interrogation porte fortement sur la différence de traitement subi : couleurs et mouvements de caméra imposent d'emblée leur différence, finalement se voient, mais la perception du temps, elle, tr av aillée avec et dans l'image, n'a plus la même valeur que précédemment. Ainsi, l'ordre du temps — ellipse, continuité — s'adapte à la narration et au genre pro- posé : le réalisme fantastique. Il y a dans ce passage une unité de lieu, de temps et d'action qui ne concerne pas les autres moments du film. Or, cette unité devrait logiquement correspondre à une forme de réalité mais c'est un univers fantastique qui l'utilise. La banalité quotidienne, transformée sans cesse en dégradé de gris, devenant à force étrange, ne se fixe jamais, alors que le fantastique, le féerique est ici paradoxalement très proche du réel : il est figé dans ses couleurs. Que déclenche l'arrivée de l'homme dans l'antre du merveilleux ? La mise en place d'un dispositif en apparence réaliste rend-elle plus fantastique l'apparition du magicien ?


Carole Wrona, 2007