Les Volets - Ouvertures

Niveaux de réalité

Il n’est pas rare que plusieurs niveaux de réalité s’articulent dans un film : un niveau zéro qui serait l’univers fictionnel dans lequel vivent et agissent les personnages, et puis le rêve, le souvenir, l’image mentale, parfois même plusieurs niveaux de réalité concurrents, plusieurs possibles comme dans Smoking/No Smoking (Alain Resnais, 1992).
On pourra, dans un premier temps, relever à partir de films tels que Vaudou (Tourneur, 1943), Rebecca (Hitchcock, 1940) ou Le secret derrière la porte (Lang, 1948) les multiples façons de signifier au spectateur le glissement d’un niveau à un autre : intervention d’une voix off, fondu enchaîné, déformation de l’image.
L’absence de recours à ces effets dans le plan 2 des Volets constitue un parti-pris de mise en scène qui sera mis en regard d’autres films comme Profession Reporter (Antonioni, 1975) ou L’Enfance D’Ivan (Tarkovski, 1962) où la transition s’effectue sans coupure, dans le même plan.
Avec Le charme discret de la bourgeoisie (Buñuel, 1972), on verra que la distinction des niveaux de réalité peut devenir tout à fait impossible. Une comparaison pourra être proposée avec la séquence de l’hôtel (1h51min) de Sueurs Froides (Hitchcock, 1958, ci-dessus) où Scottie embrasse Madeleine — son amour morte — qu’il vient de recréer en achevant la transformation physique de Judy.

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Plans longs

Pourquoi faire durer un plan ? Pourquoi faire compliqué (changements de décor hors-champ, multiplication des risques de ratage d’une prise) quand on peut faire simple, en découpant une séquence en plans courts ? Gare du Nord, de Jean Rouch, soulève le même type de questions. Une émotion particulière peut naître de la virtuosité chorégraphique déployée. Les trajectoires des personnages et de la caméra sont minutieusement coordonnées, se croisent, se séparent et se recoupent. Les rapports internes au cadre se défont et se réorganisent sous nos yeux (voir La soif du mal, d’Orson Welles, 1958). Autre type d’émotion propre au plan long : celle qui naît de l’enregistrement dans son intégralité d’une expérience physique, comme la course de Jean- Pierre Léaud à la fin des Quatre cents coups (1959, ci-contre). Elle ne repose pas sur une difficulté particulière de l’action à accomplir, mais sur l’endurance, l’obstination, la volonté, le calme qui s’avèrent dans la durée. Dans la durée du plan, quelque chose aussi s’éprouve de l’émotion du direct, en principe refusée au spectateur de cinéma, comme dans ce plan de Nostalghia (Andrei Tarkovski, 1983) où un homme transporte d’un point à un autre, en la protégeant du vent, une bougie dont la flamme chancelante s’éteint à deux reprises à mi-chemin, l’obligeant à recommencer depuis le début.

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Filmer la marche

Inventeur de la première caméra, le physiologiste Etienne-Jules Marey inaugure aussi un motif cinématographique essentiel : l’homme qui marche. Comment filme-t-on la marche ? Dans Les Volets, le steadicamer Valentin Monge accompagne la comédienne Jocelyne Desverchère, se déplace avec elle, près d’elle, nous fait éprouver le caractère physique de ce déplacement. Dans cette voie, Rosetta (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1998) constitue un cas extrême. L’énergie farouche d’Emilie Dequenne y est captée par une caméra dont les heurts produisent un cadrage instable, inconfortable pour le spectateur. A l’opposé, Elephant (Gus Van Sant, 2003, ci-contre), dont les longs travellings avant dans les couloirs du lycée donnent au spectateur une impression de flottement, d’apesanteur, de douceur d’autant plus troublants qu’ils précèdent un déchaînement de violence (de Gus Van Sant, voir aussi Gerry (2002), dont la marche constitue le motif quasi exclusif, infiniment varié).
A cette phase d’analyse peut succéder un exercice de tournage très simple : un couple d’élèves avançant dans un couloir peut être filmé en plan fixe et travelling avec différents choix de cadrage. L’analyse comparée des résultats obtenus permettra une réflexion sur le point de vue et montrera que l’accompagnement du corps en mouvement transforme notre perception de l’environnement.

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Hors-champ et ellipse

Repérer les événements imprévisibles qui, à deux reprises dans le film, se produisent hors-champ, et les comparer.
Lors du plan 2, rien ne permet de prévoir que l’espace va être complètement réaménagé à notre insu, que la comédienne va changer de costume, qu’un homme va en remplacer un autre sur le lit de mort. Dans le plan 3, c’est l’ouverture des volets qui survient au moment où la maison n’est plus visible dans le cadre.
Dans les deux cas il s’agit d’une transformation du décor, cependant ces deux événements ne sont pas de même nature. On suppose rétrospectivement que la transformation du décor dans le plan 3 (l’ouverture des volets) a été effectuée par les occupants de la maison. Il y a une explication interne à la fiction.
Pour le plan 2, le changement de décor doit être compris autrement. Aucun personnage n’est censé y avoir touché. Il faut comprendre qu’une image seconde (l’autre deuil) se substitue à la première ou plutôt se mélange avec elle. C’est le fait qu’un souvenir puisse se greffer sur une situation vécue, par association d’idée, qui est ainsi figuré par le film. Question plus générale : pour se faire une idée de ce qui se trouve hors de vue (hors-champ), sur quoi le spectateur se fonde-t-il ?
- sur ce qu’il a pu en voir un peu avant. En vertu d’un principe (implicite) de stabilité, le spectateur suppose que les choses restent en l’état lorsqu’elles passent hors-champ. Un personnage confortablement assis sur un canapé le reste, dans l’esprit du spectateur. Si à la suite d’un recadrage le spectateur s’aperçoit que le personnage est maintenant debout au milieu de la pièce, il est déstabilisé.
- sur le contenu visuel et sonore du plan. Si un personnage interpelle quelqu’un en regardant dans une direction précise, le spectateur construit mentalement un interlocuteur hors-champ (qui n’y est peut-être pas). Si le spectateur entend une voix et que cette voix provoque une réaction à l’intérieur du champ, là encore il est automatiquement amené à construire un certain hors-champ.
Le cinéma classique s’est plutôt attaché à ne pas surprendre le spectateur par une transformation imprévisible du hors-champ. Le cinéma moderne et contemporain ne s’est pas privé au contraire d’induire chez le spectateur une construction mentale en vue de la contredire (voir Sonatine de Takeshi Kitano, 1993 ; ou la disparition de Betty vers la fin de Mulholland Drive de David Lynch, 2001).