Mic Jean-Louis - Propos de Kathy Sebbah

Troubler le réel

Depuis mon enfance, je vais en vacances chez mes grands-parents, dans le Gers, et plus précisément dans un village : celui où est née ma mère. Depuis la mort de mes grands-parents, je continue d'y aller et d'y filmer les gens que j’ai connus. Je ne savais pas trop quoi faire de la matière. À plusieurs reprises, j’ai croisé sur la route cet homme à casque jaune, sans savoir qui c’était. Une fois, je me suis arrêtée près de lui alors qu’il faisait une pause, et je l’ai reconnu. C’était un vieil homme, immigré Italien, qui était venu à l’époque de Mussolini, et qui était toujours resté travailler chez les mêmes gens, comme ouvrier agricole. Le mari de la patronne mort, ils vivaient désormais tous deux, la femme et lui, dans deux maisons collées du même jardin. Un drôle de couple qui n’en était pas un, officiellement. Bref, cet homme avait une vie de solitude extrême. Sa famille était restée en Italie. Il allait beaucoup à la pétanque, mais surtout pour regarder. J’ai commencé à imaginer une histoire autour de cet homme âgé, fragile et drôle à la fois, qui prenait des risques à chaque fois qu’il enfourchait sa mobylette. Une histoire dans la mort. Un voyage imaginaire. Parce que ces personnes, si seules, se construisent un monde intérieur très fort, très riche. Et puis je me suis dit qu’à cet âge, de revoir sa famille, ne serait-ce qu’en rêve, et de sombrer dans une mort onirique pouvait ne pas être désagréable… Je voulais aussi raconter l’histoire de ces hommes seuls, comme j’en croise beaucoup dans ces coins agricoles, ruraux. Ils ont une pudeur, une tendresse, et parfois une poésie, qui valent le détour. Je voulais filmer là, dans ce lieu précis que je connais si bien, et que j’aime. Qui me nourrit quand je n’y suis pas, de ses odeurs, de ses couleurs, de son calme. Je voulais depuis longtemps faire quelque chose avec tous ces gens qui avaient peuplé mon enfance, comme des figures de légende, et les faire jouer, plutôt que des acteurs. Et puis, cet homme est mort, il fallait trouver quelqu’un d’autre.

Photogramme extrait du film "Mic Jean-Louis" de Kathy Sebbah

Jean-Louis

J’ai dû donc trouver quelqu’un pour jouer son personnage. Mais je ne voulais pas d’acteur. Je voulais quelqu’un qui, dès la première fois qu’on le voit, transmet quelque chose de la vraie vie, d’un passé vécu et qu’on peut sentir. L’histoire a donc été précisément écrite. Ensuite, j’ai cherché l’homme qui jouerait, non acteur, et vivant près du village où je voulais tourner. J’avais prévu un mois pour cela, car je me doutais que ça n’allait pas être simple. En fait, j’ai retrouvé un homme que je connaissais étant petite et c’était Jean-louis. Et je me suis alors souvenue que je le connaissais, et qu’il m’impressionnait toujours avec sa présence effacée, son rythme particulier. Il m’avait toujours intriguée et plue. Je suis restée avec lui tout ce temps, à le rejoindre quand il travaillait, pour discuter et commencer à le filmer. Il était tellement naturel que rien ne changeait quand je le filmais ou pas. Bref, c’était lui. L’histoire était écrite avant de rencontrer Jean-Louis, mais j’ai réécrit l’ensemble pour que ça colle à ce qu’il fait en vrai dans la vie. La voix off est entièrement "documentaire". Ce sont les pensées de Jean-Louis. Elles ne sont pas écrites. Mais ce qui lui arrive est fictionnalisé. Même si ça ressemble à sa vie ! Personne dans le film n’est professionnel, sauf Claire. Je voulais une actrice, mais de la région. Il me semblait important qu’il y ait ce trouble entre réel et imaginaire, et la présence de gens que l’on sent "réels” est primordiale. Même s’ils jouent parfois un peu faux, ils imprègnent le film de réalité.

L’accident / la "fleur de sang"

C’était une des idées de départ. L’accident a toujours été au cœur de l’envie de faire le film. J’avoue que j’aurais souhaité que la "fleur de sang" soit plus belle, plus "fleur". Elle n’a pas la forme exacte que j’aurais voulu qu'elle ait. Mais elle a ce côté que je souhaitais : pas réaliste, entre l’effrayant et le beau. On m’a beaucoup demandé de la couper au montage. J’ai hésité mais j’ai résisté. Il me semble que même si cette séquence pose problème à beaucoup de monde, car on a du mal à définir dans quel degré de réalité on se trouve, là réside le sens du film : le trouble éprouvé, et aussi le fait qu’on réalise de façon choquante qu’il a réellement eu un accident grave, pas seulement dans sa tête.

Photogramme extrait du film "Mic Jean-Louis" de Kathy Sebbah

Si la "fleur de sang" est peu réaliste, c’est parce qu’elle reflète la sensation de Jean-Louis. J’aime cette idée de matérialiser une sensation par une image. Quand on a la tête en morceaux, on se sent bizarre dedans, et on ne sait pas à quoi on ressemble. On se sent partir et, en même temps, on se sent léger. On sait que quelque chose de grave se joue, mais on ne voit pas à quoi ça ressemble. J’ai eu ce type d’accident et je ne pouvais pas ignorer l’importance du sang et de la blessure dans le film.

SUITE

Photo de la réalisatrice Kathy Sebbah

Née en 1976, originaire de Toulouse, Kathy Sebbah découvre le cinéma en même temps que la photographie. Après un passage à l'ESAV (École Supérieure d'Audiovisuel) à Toulouse, elle intègre la section Image de la Fémis, à Paris. Elle y réalise en 2001 son film de fin d'études, La Changa, un court métrage stylisé consacré à "la plus sophistiquée des danses de caractère". Outre ses propres réalisations (documentaires et fictions), Kathy Sebbah participe à de nombreux courts métrages, que ce soit en tant qu'assistante caméra, photographe de plateau ou chef opératrice. Elle cosigne également, avec Javier Ruiz Gomez, l'image d'un long métrage espagnol, Mundo fantastico de Max Lemcke (2002). Elle travaille par ailleur en tant qu'assistante caméra avec Michelangelo Antonioni sur son segment du film Eros, Cédric Klapisch sur Les Poupées russes et Michel Gondry sur La Science des rêves et les Écoles de Suzette.