Nous - Analyse du film

Contrepoints

Paradoxalement, Olivier Hems, cinéaste professionnel, a choisi deux appareils de captage amateur pour réaliser le film Nous : une caméra Super 8 et un dictaphone. La recherche d'une telle forme est étroitement liée au tragique du thème traité. Fasciné par un fait divers, le cinéaste redoutait le sensationnalisme de l'adaptation d'un sujet trop réel au point de choisir un dispositif mixte : intégrer des images fictionnelles de vacances familiales à la source documentaire du récit, représentée sur la bande son par le dictaphone qui enregistre la voix d'un policier établissant un procès-verbal lors de la découverte du cadavre.

Si le cinéaste a rapidement renoncé à tourner sur le lieu réel du drame, l'authenticité des faits est sous-tendue par le caractère prétendument non-professionnel des images. Le format Super 8 utilisé pour le tournage connote le film à plusieurs égards. Paradoxalement, ce support conjugue presque immanquablement une texture d'image d'une grande beauté et un caractère amateur immédiatement identifiable. De plus, l'histoire est racontée au passé, alors que le pire est déjà survenu, et l'aspect fondamentalement daté des images insinue cette idée avec légèreté (et avec une pointe d'anachronisme de surcroît, puisque l'histoire nous dit que les images remontent à 1994, date à laquelle le  Super 8 n'était plus utilisé que de façon marginale). Enfin, leur nature intrinsèquement muette légitime le dispositif auquel Hems reste fidèle tout au long du film, qui consiste à leur adjoindre une bande-son totalement hétérogène.

Le premier plan est un intertitre qui vise à situer, pour le spectateur, la source du son. Mais avant que le dictaphone ne se déclenche, plusieurs plans attestent du mutisme des images : ces personnages qui s'approchent de la caméra en s'adressant au filmeur, nous ne saurons jamais ce qu'ils ont à nous dire. D'emblée la disjonction entre l'image et le son est instituée, portant le mystère de ce qui les réunit ici. La forme brouillonne et foisonnante du film de famille s'oppose au diagnostic froid de la voix du policier,  la représentation joyeuse du passé au récit neutre et sordide du présent. Dénoncer la distance qui sépare les images du son permet au cinéaste de les faire s'entrechoquer. Plutôt que d'imposer des visions révoltantes, le récit circonstancié nous les laisse imaginer. Le choc naît du contrepoint entre des images baignées d'insouciance et un récit tragique. Sur une image de corps bien portants qui s'étalent mutuellement de la crème solaire, la voix donne ce détail pénible : « le corps a coulé sur la moquette »; l'évocation du reste desséché d'un repas coïncide avec l'image d'un gros gâteau d'anniversaire.

« Les conclusions du médecin légiste sont formelles, le locataire est mort depuis un an et quatre mois ». A l'annonce de cette information qui l'avait révolté lors de la lecture du fait divers, Olivier Hems confronte l'image de deux personnages en maillots de bain, qui crient de joie en chahutant dans les vagues. Ces cris muets font très fortement écho à la donnée scandaleuse énoncée par la voix.
Le motif du contrepoint est présent dès le titre, Nous, qui semble narguer l'extrême solitude du personnage absent. Tandis qu'il s'affiche sur un carton, la voix essaie le dictaphone, « un deux, un deux » : le drame de la solitude, c'est la facilité avec laquelle on peut justement passer de deux à un. Ce « nous » que la mort de Jean Galto a rendu impossible, et même incompréhensible, est réactualisé, rendu au présent par la voix qui prend le temps à rebours, partant du constat du décès, et remontant jusqu'à la dernière trace de vie.

Entre la présence et l'absence, la limite est parfois très ténue, à l'instar de cette image subliminale (3mn25s) d'un homme non identifié qui apparaît dans le film pendant seulement 1/24 de seconde. Cet homme qui est là sans être là, qui nous regarde, est un fantôme, au même titre que Jean Galto dont le corps revient nous hanter par-delà la mort.


Raphaëlle Pireyre (2009)