Drones : le regard embarqué

Les drones grand public produisent depuis 2013 une quantité innombrable d'images diffusées sur le web. Ces images me semblent faire muter notre regard, notre vision du monde, notre corps, et le monde lui-même. Benoît Labourdette, cinéaste, nous propose une première exploration du voir par drones, une investigation de la représentation du monde qui est en train de changer. Qui nous regarde, qui nous montre notre monde ?

Qui sont les drones ?

Les drones sont parmi nous. Ils commencent à produire les images, les icônes, de demain. Une recherche sur le mot « drone » dans Youtube donne énormément de résultats, de nouvelles visions du monde vu du ciel, pilotées par des amateurs ou automatiques.
Qui sont les drones ? Un drone est d'abord une machine informatique, bourrée de capteurs miniaturisés : altimètre, caméra, sonar, capteur de vitesse, capteur de pression, de présence, GPS, gyroscope, Wifi, hautes fréquences... et de quatre hélices ! Lorsque le drone décolle, il se place automatiquement en « stationnaire », à un mètre de hauteur. Pour rester ainsi comme immobile dans l'air, il doit traiter en permanence toutes les informations captées autour de lui, grâce à un logiciel embarqué, pour décider, tout simplement, des vitesses de rotation distinctes de chacune de ses quatre hélices, qui lui permettent de faire tous les mouvements. Le drone n'a que peu à voir avec l'avion ou l'hélicoptère, c'est avant tout un logiciel complexe, avec beaucoup d'autonomie, présent concrètement parmi nous, ce que l'on appelle l'informatique physique.

Au début : Marilyn et le drone

La première publicité pour le tout premier drone militaire fabriqué en grand nombre est aussi la première apparition photographique de Marilyn Monroe, qui se nommait encore de son vrai nom Norma Jeane Baker, en 1945. Tout sourire, brune encore, à 19 ans, elle fait la démonstration du Radioplane RP-5. C'était, à l'époque, un drone d'entraînement, qui fut vendu à des milliers d'exemplaires. Icône du vingtième siècle, Marylin annonce la guerre froide, la guerre à distance, entre les machines occidentales et les humains « étrangers ». La pin-up dessinée sur les avions de guerre, l'icône sexuelle meurtrière, lisse et qui ne risque rien...
La guerre actuelle est grosse d'une dissymétrie intrinsèque : les militaires pilotent des drones bien en sécurité dans leurs bureaux aux États Unis et combattent, via drones interposés, avec des êtres humains survolés par ces machines au Moyen-Orient. Cela soulève des enjeux éthiques forts, qui sont explorés attentivement par Grégoire Chamayou, dans Théorie du drone (éd. La fabrique, 2013).

S'emparer du regard

Le drone est au départ un aéronef piloté à distance. Très vite muni d'un appareil de prise de vues, il est devenu une machine militaire de surveillance et de mort, dont le déploiement massif débuta pendant la guerre du Golfe dans les années 1990. Paradoxe : la guerre du Golfe est la première guerre dont nous n'avons vu quasiment aucune image, preuve que l'ubiquité du regard transporté dans les machines va de pair avec un interdit du voir. Big brother ne partage pas, pouvoir oblige.
Les militaires surveillent illégalement les territoires ennemis. Et dans l'espace civil, Google capte d'en haut, sans nous demander notre avis, tout ce qu'il veut. Il diffuse ces images, qui nous sont utiles, qui influent sur notre représentation du monde, de plus en plus cartographique. Mais la loi nous interdit, nous, de photographier ou filmer avec un drone. Pourquoi les militaires et Google ne sont-ils pas soumis à la loi ?
Investir son regard vu d'en haut est donc un geste politique au sens profond du terme, c'est se réapproprier la représentation du monde. C'est pourquoi, par le sentiment de liberté que cela donne, tant de personnes tournent puis postent sur Youtube des images tournées avec leurs drones, tout à fait illégalement. Comme autant de petites déclarations d'indépendance du regard. Tapez le nom de la ville où vous habitez + le mot « drone » dans Youtube, vous trouverez sans doute beaucoup de visions inédites !

La faucheuse

Les drones les plus utilisés, notamment par les États-Unis, sont les drones « Predator » (2001), et depuis 2007 « Reaper » (« la faucheuse »). Le Reaper fut armé en 2008. En 2014, on a formé davantage de pilotes de drones que de pilotes d'avion. Le film Good Kill d'Andrew Nicoll (2014), qui n'est pas encore sorti en France au moment de l'écriture de cet article, met en scène les traumatismes des pilotes de drones qui tuent à distance, comme en un jeu vidéo du réel : serious game...

Le drone est le bras armé désincarné d'un regard désormais transporté dans un ailleurs, pour que l'homme occidental ne risque plus sa vie dans la guerre. Deux mondes... Des milliers de drones militaires sont en activité et survolent en permanence les « territoires ennemis ». Si vous habitez à Gaza, vous entendez un bourdonnement permanent, ce sont les drones au dessus de vos têtes.

La vision du drone

Le drone est utilisé de façon professionnelle dans le monde de la production audiovisuelle, pour fabriquer, de façon plus pratique et moins chère, des mouvements de caméra somptueux.
Mais le drone représente aussi, et surtout peut-être, l'avenir des images amateur, des images « sociales » de soi. Le drone Hexo+ par exemple, de conception française, ayant reçu énormément de soutien par financement participatif (1,3 million de dollars), est un drone fait pour vous suivre dans vos mouvements. Vous programmez, sur votre téléphone, sa distance par rapport à vous et son inclinaison, et allez ! Vous partez faire du vélo, ou du snowboard, et votre drone vous filme automatiquement. Super selfie !
Très sérieusement, notre monde nous sera, dans les années à venir, de plus en plus représenté par cette vision extérieure ou plutôt hybride, désincarnée. Une vision du monde produite par la rencontre entre des logiciels inscrits dans le réel et notre désir de voir, et non plus seulement par des humains derrière la caméra. Qu'est-ce que ce changement de regard massif, sans précédent dans l'histoire, produira en nous ? Quelle mutation de notre représentation du monde, donc de notre monde lui-même ? Une grande part de notre vision sera produite par l'hybridation entre ces robots et nous mêmes. Quel est le corps, l'être qui nous regarde, si ce n'est plus un humain ? Le drone est fabriqué, puis piloté ou programmé, par les humains pour leur profit, bien sûr, mais il a une grande autonomie, il ne réagit pas toujours comme prévu, car il obéit principalement à son logiciel, son algorythme, qui apprend de ses erreurs (comme on le voit sur la vidéo des drones rattrappeurs de balles de tennis). C'est un regard sans corps, qui représente notre corps augmenté au départ : nous sommes des hommes volants grâce aux drones. Ils nous font changer de représentation de notre corps. Peut-être que notre corps, devenu beaucoup plus grand grâce au transport de la fonction du regard, nous fera vivre bien autrement notre relation aux autres...

Des drones partout ?

Les drones nous permettent de voir là où on ne pouvait pas voir. Cette fascination entraîne mille et unes vidéos insolites de regards volants, postées sur internet.

Drone © Benoît Labourdette

Le drone DJI Phantom 2 Vision, célèbre pour avoir survolé illégalement des centrales nucléaires et Paris. 
Ph. : Benoît Labourdette