Les séries ados françaises parlent enfin aux ados

Il aura fallu 30 ans au genre, trusté par les anglo-saxons, pour exploser en France. De Hélène et les garçons à Skam, retour sur la lente éclosion des séries sur « l'âge ingrat », désormais en plein âge d'or.

Pour les sériephiles français de plus de 30 ans, l’adolescence a un petit accent anglais. Ils ont grandi en direct d’Amérique devant Buffy, Dawson ou Gossip Girl, les pieds dans le sable australien grâce à Hartley, cœurs à vif ou, pour les plus Européens d’entre-eux, dans les soirées Skins de Bristol. Le genre, pris à bras le corps depuis plus de vingt ans par la télévision états-unienne, où l’on trouve des canaux entièrement consacrés aux ados comme The CW ou Freeform, est aussi devenu un point fort du petit écran britannique depuis le succès mondial des séries de la chaîne E4 (Skins, mais aussi Misfits et The Inbetweeners). Aujourd’hui, on trouve sur Netflix des teen dramas (1) espagnols (Elite), danois (The Rain) ou japonais (Alice in Wonderland). Face à cette concurrence étrangère, la France a longtemps peiné, abandonnant les ados aux plateformes et aux réseaux sociaux. Mais les choses sont en train de changer. Résumons la situation, en cinq épisodes.

Episode 1

Dès la RTF et l’ORTF, l'ancêtre de la télé hexagonale dans les années 1950 à 1970, les programmateurs des chaînes pensent aux ados. Le genre du teen drama dans sa forme moderne n’existe alors pas vraiment – il se dessinera au Canada avec Les Années Collège en 1987, puis aux Etats-Unis avec Beverly Hills en 1990 – mais les histoires pour toute la famille incluent souvent des jeunes, et certains feuilletons, comme on disait alors, s’adressent particulièrement à eux. L’âge heureux (1966) sur des danseurs enfants de l’Opéra de Paris, les fameux « petits rats », Le jeune Fabre (1973), sur un ado de 17 ans qui s’émancipe, ou encore Sébastien et la Mary-Morgane (1970), suite des aventures de Belle et Sébastien, l’adolescence n’est pas une inconnue de la lucarne française. Mais les premières vraies séries du genre arriveront chez nous en même temps qu’outre-Atlantique, au début des années années 1980.

Hélène et les garçons, série créée par Jean-François Porry, AB Production.

Episode 2

En décembre 1991, TF1 lance Premiers baisers. L’année suivante, Hélène et les garçons, son « spin-off » (2), fait ses débuts… Les moins de 20 ans ont échappé à cette époque surnommée « l’Ère AB », du nom de la boîte de production à l'origine de ces séries diffusées sur TF1, séduisant un large public jeune. A l’heure où Angela, 15 ans avec Claire Danes révolutionne le genre aux Etats-Unis avec une héroïne mélancolique et un traitement naturaliste des tourments de l’adolescence, Hélène et les garçons joue la carte du soap aux accents de sitcom, autrement dit d’intrigues sentimentales proprettes et de blagues rythmées de rires enregistrés. Certes, il est ici ou là question d’alcoolisme et de drogues, mais la vie d’Hélène, Johanna, Nicolas, Cri-cri et leur bande ressemble à une pub en carton-pâte pour la vie estudiantine, censée faire rêver les collégiens timides. Devenue objet plus kitsch que culte, la série n’en a pas moins continué d’exister depuis près de trente ans, suivant ses héros désormais adultes dans Le Miracle de l'amour, Les Vacances de l'amour et Les Mystères de l'amour.

Episode 3

A la fin des années 1990, l’ère AB se referme, et les séries américaines prennent le dessus : Buffy contre les vampires (1997), Dawson (1998), Newport Beach (2003), Les Frères Scott (2003) remplissent les grilles des grandes chaînes françaises… En réaction, France 2 imagine une nouvelle case, KD2A (« Carrément Déconseillé Aux Adultes »), qui diffuse en matinée des créations hexagonales, d’authentiques teen drama made in France. Ses soaps estivaux marquent particulièrement les esprits, à commencer par Coeur Océan (2006-2011), sorte de cousine de Dawson sur l’Île de Ré, et Foudre (2007-2011), drame tourné en Nouvelle-Calédonie qui mêle romance, thriller et mysticisme. Nos Années pensions, Déjà-vu, Ben et Thomas, Vice Versa, C’est comme ça… l’époque est riche en propositions, mais la case de KD2A est trop discrète, et la plupart de ces séries tombent dans les oubliettes de l'Histoire de la télé française.

Cœur Océan, série créée par Cécile Berger, Scarlett Production.

Episode 4

Il faut dire qu’à l’époque déjà les ados abandonnent un à un la bonne vieille télé du salon. Internet s'installe, les réseaux sociaux apparaissent, et pour tenir le choc face à la concurrence américaine, les diffuseurs hexagonaux préfèrent viser des histoires pour toute la famille, en prime time. Les adolescents en font partie mais, si des séries de téléfilms comme Josephine Ange Gardien et Camping Paradis (TF1) attirent un large public, ados compris, les chaînes évitent soigneusement de leur donner le premier rôle – parce qu’ils regardent moins et qu’ils sont plus utiles, dramatiquement, quand ils disparaissent ou sont assassinés. Quelques contre-exemples sont pourtant de francs succès : Fais pas ci, fais pas ça (2007, France 2) leur offre une place grandissante, Clem (2010, TF1) est centrée sur la vie d’une mère adolescente, et La Vie devant elle (2015, France 3) suit un trio de jeunes filles dans la France ouvrière des années 1970. Récemment, les chaînes ont aussi remis sur le devant de l’écran les séries lycéennes, avec un trio plutôt réussis, La Faute à Rousseau, L’Ecole de la vie (France 2) et Le Remplaçant (TF1).

L'Ecole de la vie, série écrite par Gaëlle Thomas et Soiliho Bodin, France Télévisions

Ces séries à la tonalité pédagogique abordent des questions graves en réunissant profs et élèves, donc parents et enfants : addictions, violences, harcèlement, isolement, affirmation des identités, etc. Les adolescents y sont vus par les adultes, à la fois dans le récit, où ils sont couvés par le regard de personnages plus âgés, et dans l’écriture, car ils y parlent un langage souvent châtié et les remous de leur existence sont assimilés à des problématiques à régler. Leurs soucis sont autant de moteurs dramatiques, le chaos de leur existence offrent de quoi divertir et apprendre. Au mieux, ils portent le fantasme nostalgique de scénaristes adultes, dans la veine de Dawson, exemple parfait du teen drama où tout des personnages âgés de 15 ans se lancent dans de grands discours existentiels.

Episode 5

L’arrivée de Skins outre-Manche en 2007 a pourtant changé la donne, et a entraîné l’apparition d’une « nouvelle vague » de séries ados françaises. Dès 2009, Canal+ diffuse une minisérie en trois épisodes, Sweet Dream, qui annonce la couleur : sujet difficile, le harcèlement, personnages ambigus, réalisation nerveuse, cette pépite oubliée n’est malheureusement pas suivie d’autres propositions fortes. Il faut attendre 2016 pour qu’OCS lance Les Grands. Le site France TV Slash lui emboîte le pas dès 2018 avec Skam, remake d’une série norvégienne, puis la comédie dramatique Mental en 2019 et le thriller Stalk en 2020. Netflix entre aussi dans la danse avec Mortel (2019) et Vampires (2020).

Skam, série créée par Julie Andem, NRK.

Enfin, les séries françaises apprennent à faire plus que parler aux ados : elles parlent comme eux, trouvent non seulement le bon ton, mais surtout captent mieux leurs préoccupations. Conçues par des scénaristes plus jeunes, elles se débarrassent des clichés et du regard adulte, ou le relaient au second plan avec une touche d’humour comme dans Les Grands, qui suit un groupe d’amis de la Troisième à la Terminale. Une comédie attachante, qui mêle humour potache et sens du romanesque, regard naturaliste sur les traumatismes de l’âge ingrat et décrochages oniriques captant l’âme de ses personnages, comme Skins en son temps. Mental se sert du cadre médical – ses héros sont les patients d’une clinique pédopsychiatrique – pour elle aussi pénétrer l’esprit adolescent et le questionner subtilement. Skam brille par sa diversité, son ton libre et sa capacité à aborder sans didactisme des sujets complexes comme la foi, la dépression, la contraception, le handicap ou le cyber-harcèlement.

Cette nouvelle ère fait tardivement sauter les verrous de la série ado en France, et compresse au passage les récentes évolutions du genre. Toute la vague des héros ados monstrueux, de Teen Wolf à Vampire Diaries, est revisitée par Mortel, thriller fantastiques aux accents vaudou, et Vampires, sur une famille de suceurs de sang à Paris. Fini les bluettes proprettes, on ose parler de sexe sans tabous, on montre des corps loin des diktats esthétiques et on imagine des personnages issus des couches les plus pauvres de la société – ce que nos séries adultes peinent encore à faire. Ces séries ressemblent à celles et ceux qui les regardent et s'adaptent à leurs modes de consommation. Les Grands est la seule a avoir été diffusée sur la télévision linéaire (3). Les autres se regardent exclusivement en ligne et Skam se décline dans une foule de contenus numériques, développant au quotidien son lien entre les ados à l'écran et ceux qui les suivent. Grâce à ces programmes plus originaux, inégaux mais résolument modernes, l'âge d'or des séries ados a débuté en France.

Auteur : Pierre Langlais, 2021. Journaliste spécialiste des séries pour le magazine Télérama, Pierre Langlais est l'auteur de Créer une série, aux éditions Armand Colin.


(1) Littéralement drames adolescents, appellation anglo-saxonne employée à travers le monde.
(2) Un spin-off est une série dérivée d'une autre série, qui prend un de ses personnages secondaires et en fait un héros.
(3) A heure précise, en fonction d'une grille de programmes, par opposition aux plateformes.