À Lussas, enseigner le documentaire de création

Depuis vingt ans, l’Université Grenoble Alpes et l’École documentaire de Lussas proposent un Master Documentaire de Création, où les étudiants sont d’emblée confrontés à la réalisation, entourés de professionnels. Témoignages.

L’année de Master 2 Documentaire de Création de l’École documentaire de Lussas est déraisonnablement mais intensément courte. En moins d’un an, les douze étudiants suivent deux mois et demi de cours à l’Université Grenoble Alpes, puis, pendant huit mois, à Lussas, apprennent à se servir des outils du cinéma, voient et commentent des centaines de films, en  réalisent  trois - dont un collectif - et écrivent un projet susceptible d’être produit dans les deux ans à venir grâce aux Rencontres Premiers Films.

À chaque étape de cet apprentissage, indissociable de l’expérience vécue et partagée dans ce village et ce territoire, ils sont accompagnés par des auteurs réalisateurs, des techniciens, engagés pas à pas à leurs côtés. L’engagement est sans doute, s’il fallait en trouver un, le maître mot ici.

Les intervenants ont des approches, des parcours, des pratiques, parfois, souvent, diamétralement distincts. Mais c’est leur exigence et leur générosité qui les réunissent ici auprès des étudiants dont ils accompagnent mais surtout partagent le cheminement.

Le film de fin d’études intervient six mois à peine après l’arrivée à Lussas.

Les étudiants répartis en deux groupes de six et accompagnés par un auteur réalisateur, ont cinq semaines pour repérer, écrire et tourner dans un périmètre d’une quarantaine de kilomètres autour de Lussas. Ils doivent réaliser un court métrage d’une vingtaine de minutes.

Le temps de montage ne leur permet d’ailleurs pas plus. En un peu plus de trois semaines, ils doivent en effet travailler au montage de leur film et, en tant que monteurs, à celui d’un de leurs camarades. Là encore, chaque groupe est accompagné par un intervenant.

Tout le reste leur appartient : le terrain, le sujet mais surtout la forme, l’expérimentation, la tentative, l’audace. Il assez rare, mais ici exemplaire, que l’expérience de réalisation se poursuive et s’approfondisse comme dans le cas d’Elsa Pennachio avec des personnes rencontrées dès le début de l’année.

Cette année, le Master fêtera ses 20 ans. A travers la centaine de films réalisés ici, ce sont aussi les 20 ans d’un territoire et de ses habitants qui se racontent, se rêvent, se déploient. « Nous avons en commun d’être passés par là, ce point précis, et de nous être dispersés par la suite. De cette dispersion, on peut espérer qu’il reste quelques éclats qui gravitent et redonnent du sens, de la sensibilité, du politique, à toute forme de création cinématographique. » confie Esther Mazowiecki, ancienne étudiante et réalisatrice.

Du premier exercice au film de fin d’études : Elsa Pennachio, ancienne étudiante, témoigne

Elsa Pennachio raconte ses premiers pas dans l’école. « J’ai rencontré Isabelle et Marc dès ma première semaine en Ardèche. C’est le réalisateur Xavier Christiaens qui nous encadrait pour ce premier exercice initiatique, à la découverte du territoire que nous habiterions plusieurs mois. Avec deux camarades, nous allons voir l’aérodrome de Lanas. L’endroit est désolé, d’un exotisme un peu pathétique et lorsque nous rebroussons chemin nous apparaît sur le bord de route cette voiture incroyable, avec des antennes sur le toit, et ce couple habillé de couleurs fluo qui nous fait des signes. Je suis tout de suite happée par la présence silencieuse d’Isabelle… »

Photogramme tiré du film Adieu choupinette, d'Elsa Pennachio

Dans son carnet de bord, Elsa  écrit plus tard :

Isabelle est dans le cosmos. Son regard est si profond, que j’ai toujours l’impression qu’elle sonde mon âme. Statique, elle me regarde fixement sans battre un cil, ne dit presque jamais un mot. Et, au moment de prononcer une parole, sa voix est si douce, si arrachée à son absorption, qu’un moment de suspension la fait décoller dans le langage.

Voilà, Isabelle a si profondément marqué l’esprit de l’étudiante, qu’elle habite l’ensemble des réalisations qu’elle a pu faire à Lussas. « Dès le premier exercice de réalisation, le film sur la parole, je décide de travailler, avec la réalisatrice Marie Moreau qui nous accompagne, sur ce couple, surgi de nulle part, un jour de grand vent en train de faire du cerf-volant. Ce que Marie me dit très justement lorsque je lui parle des personnages de fiction auxquels ils me font penser (La Strada de Federico Fellini par exemple), c’est que c’est l’expérience que je fais avec eux qui compte, pas ce que je fantasme.

A propos de cet exercice "Filmer la parole", Elsa Pennachio écrit alors :

Je suis un peu triste ce soir, car j'ai tourné avec mes personnages une séquence un peu triste, un peu cruelle sans m'en rendre compte et ce n'est qu'après avoir vu les images que j'en ressens toute la cloison. Je les ai emmenés dans un centre commercial où il y avait des automates de Noël, un renne et un père Noël, car ils ont fait un voyage en Laponie avec leur camion radio. Mais ils ressemblaient à des pantins a cote de ces automates et toute la tragédie de cette femme sans parole ressortait par ma mise en scène.

Marie m’aide à mettre à nu ma présence, mon regard, à trouver une voix, une façon de me mettre en relation avec eux. C’est un peu comme si on rêvait à deux, à trois, à quatre avec Isabelle, Marc, Marie et moi pour orienter notre voyage vers quelque chose de lumineux, doux et pas grinçant.

Finalement le film s’appelle 538HZ Les aventuriers des ondes et aborde l’amour et le voyage sous l’angle de leur rêve, de leur poésie, mais il met en jeu la parole qui circule entre nous, leur rapport à la communication, elle par son mutisme et son rôle de ‘’scripte’’ des voyages, lui par sa logorrhée verbale et son rôle de radio activiste.

538HZ, d'Elsa Pennachio

C’est cette intuition du rêve que j’ai continué à suivre dans le film de fin d’études. En fait, ce que je rêvais de prolonger dans ce deuxième exercice, c’était, avec eux, la part de fiction de leur univers.

Extrait du même carnet de bord :

Finalement je trouve leur monde incroyablement organisé et léger malgré la lourdeur du traitement d’Isabelle, et leurs difficultés économiques.

C’est le réalisateur Olivier Dury qui m’accompagne pour le film de fin d’études. Il me ramène à des choses très terre-à-terre, comme le cadre et l’exposition mais qui sont essentielles parce qu’elles traduisent ma propre disposition psychique. Contrairement au premier exercice, je filme tout sur pied, ce qui me permet de m’ancrer, de stabiliser, de poser les situations et donc de prendre le temps avec Isabelle et Marc.

Je voulais me focaliser sur Isabelle, mais on se demandait avec Olivier si je ne risquais pas de provoquer en m’introduisant dans ce couple "étrange" un malaise du spectateur face à des personnages si "décalés". Le pire du pire à Lussas, qui est une école où l’éthique et la justesse du regard passe avant tout, c’est de tomber dans le strip-tease, du nom de cette émission ou l’on rit des personnages mais pas avec eux. J’hésitais beaucoup, jusqu’au moment ou j’ai senti qu’Isabelle formulait à sa façon le désir que nous passions du temps ensemble.

Photogramme tiré du film Adieu choupinette, d'Elsa Pennachio

Extrait du même carnet de bord :

Je crois que j’ai compris ce qui dérange Isabelle. Elle n’aime pas que je la suive, caméra à la main. Elle n’aime pas que je tienne la caméra contre moi, que je bouge avec, que je fasse mes réglages. Mais elle m’a dit « Merci d’avoir été patiente avec ta caméra », lorsque nous avons filmé, sur pied, la scène ou elle écrit sa lettre de motivation. Elle s’est dit à elle même « Courage », car elle sait que je l’attends, sans rien dire, sans signifier d’empressement.

Olivier me disait d’élargir mon cadre dans l’appartement pour ne pas enfermer mes personnages ; de remonter mon trépied pour éviter de les désavantager physiquement ou de le baisser pour ne pas les prendre de haut. Comme si la caméra était un corps, comme au théâtre, qu’il fallait redresser et ouvrir pour transmettre l’émotion d’une situation avec l’énergie la plus directe. »

Olivier Dury, réalisateur intervenant à la réalisation

« Elsa souhaitait prolonger le travail initié avec Marc et Isabelle lors des exercices précédents. Ses inquiétudes étaient nombreuses : comment réussir à renouveler ce "sujet" ? Comment axer le film davantage sur Isabelle sans pour autant nier leur couple fusionnel ? Comment surmonter les difficultés qu’elle avait rencontrées lors de son film sur la parole : filmer des gens "différents" sans les enfermer dans des cases ?

Photogramme tiré du film Adieu choupinette, d'Elsa Pennachio

Nous avons longuement discuté d’éthique, de regard et de la place du cinéaste.

Dans les premiers rushes/repérages filmés, Elsa coupait systématiquement le début ou la fin du plan. Elle gommait ainsi ses mises en scène et ses interventions orales ; ce que disait ou faisait le couple paraissait du coup étrange, voire incompréhensible. L’effacement de la réalisatrice ne résolvait absolument pas les questions éthiques et/ou morales liées à ses personnages. Cela renforçait paradoxalement ce qu’elle voulait à tout prix éviter : elle finissait par nous les montrer plus décalés et plus "fous" qu’ils ne l’étaient dans la réalité.

En regardant les plans dans leur intégralité, nous nous sommes rendus compte que les situations et interactions étaient souvent drôles voire très drôles. Les questions de la réalisatrice, sa manière de diriger Isabelle et Marc comme des acteurs de fiction dans une mise en scène aussi bancale que burlesque étaient vraiment étonnantes…

J’ai alors proposé à Elsa de faire avec plutôt que d’essayer péniblement de supprimer ses interventions. Je pense que le déclic a eu lieu à ce moment là. Si le spectateur (j’étais le premier) pouvait rire de la réalisatrice et de son comportement parfois "ridicule" (selon ses propres dires), alors il pourrait accepter pleinement Isabelle et Marc tels qu’ils sont, et rire avec eux plutôt qu’à leur détriment.

C’est en acceptant la nécessité de sa présence dans le film, qu’Elsa nous autorisait en tant que spectateur à regarder ses personnages, à passer du temps avec eux et le plus important sans doute : à ne jamais être dans une posture de jugement.

 

 Extrait du film Adieu choupinette d'Elsa Pennachio [à venir]

 

Ce retour d’expérience a été co-rédigé par Chantal Steinberg, Directrice de l’école du Documentaire de Lussas, Elsa Pennachio et Olivier Dury.

« Et le cinéma, je vois bien pourquoi je l’ai adopté : pour qu’il m’adopte en retour. Pour qu’il m’apprenne à toucher inlassablement du regard à quelle distance de moi commence l’autre. »

Serge Daney, Persévérance (1994, Éditions P.O.L)

Ardèche Images

Créée en 1979, l’association Ardèche Images, basée à Lussas, et pierre angulaire du village documentaire regroupe quatre secteurs engagés dans le soutien et le développement du cinéma documentaire d’auteur : les États généraux du film documentaire, la Maison du doc, Les Toiles du doc et l'École documentaire qui propose des formations initiales (Master 2 documentaire de création) et professionnelles : à l'écriture, la réalisation et la production de films documentaires de création, et organise des Rencontres professionnelles destinées à faciliter la mise en production de premières œuvres.

Depuis quelques années, l’école propose également des ateliers dans le cadre d’une action d’éducation à l’image sur le territoire Auvergne-Rhône Alpes.