Une pionnière : Esther Choub

En trois films réalisés en 1927-1928 — Le Grand Chemin, La Chute de la dynastie Romanov et La Russie de Nikolaï II et Léon Tolstoï —, Esther (ou Esfir) Choub est devenue la pionnière du film entièrement composé de prises de vues préexistantes (dit, vilainement, « de compilation »).

François Albera est professeur d'histoire et d'esthétique du cinéma à l'Université de Lausanne, auteur entre autres de nombreuses publications concernant le cinéma soviétique. À l'occasion du n° 89-90 (janvier-juin 2008) de la revue Matériaux pour l'histoire de notre temps consacré aux Écritures filmiques du passé, il a écrit un texte de dix pages intitulé « La chute de la dynastie Romanov : de E. Choub à C. Marker ».

De ce texte dense et passionnant qui porte sur un film de montage d'archives exemplaire, La Chute de la dynastie des Romanov d'Esther Choub, et sur la reprise d'un de ses passages dans Le Tombeau d'Alexandre de Chris Marker, nous ne donnons à lire ici que de courts fragments épars, traitant en quelque sorte à son tour le travail de François Albera comme une archive écrite. Afin d'en prendre la pleine mesure, nous ne saurions cependant trop recommander d'en consulter ou d'en télécharger l'intégralité dans le sommaire en ligne de la revue.

La Chute de la dynastie des Romanov figure, avec des intertitres anglais, dans le 3ème dvd du coffret Landmarks of Early Soviet Films édité aux États-Unis par Flicker Alley, et Le Tombeau d'Alexandre est édité en France par Arte.


[La Chute de la dynastie des Romanov], pionnier en matière de montage de documents d’actualités et de documents filmiques de diverses origines, s’inscrit dans un courant de pensée et de pratique de l’URSS des années 1920 qu’on appelle le « factualisme ». (...)

Plus que [Dziga] Vertov qui est le héraut du film sans acteur, sans scénario, sans mise en scène (...), [Esther Choub] pousse ce parti pris à son comble en ne travaillant que sur des matériaux préexistants qu’elle assemble. Monteuse (...) dès 1922, elle a commencé par travailler au re-montage des films étrangers distribués en URSS. (...)

Son film justement le plus fameux, La Chute de la dynastie Romanov, répond à une commande d’État pour le 10e anniversaire de la Révolution d’Octobre 1917. Tous les studios soviétiques se doivent d’y répondre (...).

(...) La proposition de Choub est seule de son genre : compiler tout le matériel possible dans la documentation cinématographique concernant la période de la révolution. Jusque-là ces matériaux n’avaient guère retenu l’intérêt et la cinéaste eut à faire des recherches dans les archives, les lieux de production et de distribution où elle les trouva parfois conservés dans des conditions assez précaires. Outre les actualités russes et étrangères qu’elle peut retrouver et visionner, elle a accès, pour la première fois, à un ensemble de films jamais montrés en public : les vues qui documentaient la vie de la cour des Romanov et même les films « de famille » du tsar et des siens.

Le sujet de [La Chute de la dynastie Romanov] (...), au-delà de son origine commémorative, procède largement des découvertes que la cinéaste fait dans ce matériel « brut » : elle ne cherche pas en effet à illustrer un propos préalable, elle est avant tout attentive à ce que « raconte », « révèle », suggère le matériau tel qu’elle le trouve. (...)

Partir des matériaux amène (...) à être attentif à la richesse des images, leurs incertitudes, ce qui s’est inscrit en elles en dépit de l’intention de l’opérateur et au-delà de la seule identification d’un personnage ou d’un événement.

En outre, le type de montage qu’engage Choub dans ce film ne ressemble en rien à la caricature usuelle du « montage russe » : La Chute de la dynastie Romanov n’a aucun point commun avec un film « d’agitation å fondé sur la sollicitation, le contraste violent, l’allégorie, la métaphore (...). Il opère au contraire sur de grandes unités et respecte le plus souvent la durée originale des vues utilisées. (...) Toute une part de l’effort porte donc sur le choix des vues, en fonction de ce qui se joue en elles et que le film laissera advenir. (...)

Choub (...) a pour principe premier de respecter le matériau, de ne pas le déformer. Non seulement, chez elle, l’authenticité est garantie par la nature des vues (actualités, films privés), leur nature non-fictionnelle, mais elle l’est également par leur non-modification : contrairement à Vertov, il n’est pas question pour elle de soumettre ce matériau à des schémas lyriques ou rythmiques ou démonstratifs qui le déforment. Elle entend le respecter ou le « faire parler ». (...)

[Arrêtons-nous] maintenant sur un extrait du film de Choub dont les plans proviennent des actualités retraçant les festivités du 300e anniversaire des Romanov qui se déroulèrent du 24 au 27 mai 1913. (...)

Le plan qui va nous intéresser ici est celui d’un défilé de notables, princes et aristocrates lors des cérémonies. (...)

Ces plans (...) se retrouvent cités dans nombre d’émissions de télévision ou de films sur la Russie tsariste ou la Révolution de 1917, voire le cinéma soviétique. (...)

Chris Marker reprend à son tour l’un de ces plans dans son film dédié à Alexandre Medvedkine, Le Tombeau d’Alexandre, en 1992.

C’est un quatrième état de la même vue centrée sur la partie du défilé où un gros homme apostrophe quelqu’un hors-champ.

Cette fois, l’auteur [du Tombeau d'Alexandre] commente l’image elle-même et annonce qu’elle a déjà été montrée de multiples fois : « Quel film n’a pas montré cette procession des dignitaires... » Mais affirme qu’elle n’a jamais encore été vue : « ... Et qui l’a regardée ? »

La volonté d’apparaître comme le « premier » spectateur de ces images d’actualités, l’annulation des éventuels points de vue antérieurs (...) passe ici par une ruse : tout le monde a utilisé ces images, mais sans voir ce qu’il y avait à voir. (...)

Pourtant, cette ostentation dans le travail de reprise et de commentaire occulte le fait qu’il s’agit aussi de la citation d’un film qui avait déjà retenu ce plan et ne l’avait pas mêlé à d’autres dans l’indistinction, qui l’avait déjà vu et regardé. Chris Marker, en effet, ne reprend ce plan ni aux actualités de 1913 (disparues), ni à leurs premières synthèses de l’époque (...), ni à l’un quelconque des multiples films ou émissions télé sur la Russie, il le reprend à Choub. (...)

Dans le cas du défilé et du gros homme en colère, il ne cite donc pas seulement une image parmi tant d’autres (...), mais le choix qui l’avait détachée, singularisée. [Dans ses films de montage,] Choub sélectionne précisément en fonction de ce qui donne au matériau son accent. Tout porte à croire que ce qui pointe dans ce plan, cette algarade pour manquement à l’étiquette, a retenu l’attention de Choub. Des trois cas d’utilisation de ce même plan, on remarque d’ailleurs qu’elle est la seule à lui laisser sa plus grande durée (sans doute son entièreté) : chez elle, le gros homme n’est d’abord pas visible, il arrive progressivement parmi les autres dignitaires puis agite alors son chapeau pour signifier ce qu’il veut dire avant de se frapper le front.

(...) Le film de Marker coupe [...] le début de ce plan, installant d’emblée le gros général au centre du plan. Ce raccourcissement rend son geste ambigu et permet le commentaire exagérément interrogatif sur « ce qu’on voit » dans cette image. (...) Marker met un peu complaisamment en scène son regard-commentaire en faisant mine de ne pas voir d’emblée de quoi il s’agit : « Ce geste du gros homme qui se frappe le front, que dit-il ? que l’assistance est fêlée ? » Question rhétorique et réponse un peu emphatique : « Non, il leur signifie d’ôter leurs bonnets... » Et plus loin : « Ce gros type qui ordonnait aux pauvres de saluer les riches. »

Il est pourtant assez conjectural de voir dans ces spectateurs triés sur le volet qui assistent au défilé des notables dans l’enceinte du palais royal de pauvres paysans en bonnet... Le début du plan nous montre d’ailleurs des casquettes et des bicornes de personnages qui sont, au pire des bureaucrates, au mieux des bourgeois, des propriétaires terriens.

Ces écarts permettent de s’interroger sur les différents régimes de vision que ce plan a pu mobiliser au cours de ses différentes époques.

  • Postulons qu’en 1913 il n’est ni choquant ni même remarquable pour personne qu’un gros général de la noblesse apostrophe un spectateur parce qu’il a gardé son chapeau.
  • En 1927 il n’en va pas de même, la dénonciation de la domination impériale est devenue la règle. Choub en saisit la violence (...). Cet ordre de se découvrir passe de la plus ou moins discrète suggestion (il montre son chapeau, sa tête à lui) à l’aboiement (main en porte-voix) et gagne d’autres participants : au plan des dominants, deux d’entre les nobles qui défilent se joignent au premier et font des gestes avec leurs chapeaux ou bicornes ; au plan des dominés, on voit qu’au premier plan, un spectateur qui a entendu l’ordre adressé à un autre que lui ôte alors son bicorne.

    C’est peut-être là que se concentre le maximum de cette violence sociale, dans ce ricochet, cette culpabilité d’un spectateur qui n’était pas visé mais qui s’est senti visé et qui se retourne même, dépité, du côté de la caméra. Or ce spectateur-là, au début du plan que seule Choub a conservé, on le voyait saluer le défilé d’un salut militaire, sous son bicorne. Il passe ainsi, dans l’économie du plan, d’une attitude de conformité à l’inquiétude de se savoir en faute. L’exercice du pouvoir impérial dans sa réalité diffuse, totalitaire est, sans doute, repérable , dans ses effets bien plus qu’en cette localisation dans un général ventripotent et grande gueule, un Ubu que Marker dit être le premier à voir (...).
  • En fait il s’agit moins, pour Marker, de déchiffrer l’image proposée que de l’engager dans un propos où elle sert à un autre titre, devient allégorique en quelque sorte. De construire une fiction, ce à quoi se refusait Choub, accusant [Dziga] Vertov, l’année précédant son film, de fabriquer les faits en pratiquant de la sorte. (...)