Tous les états sont dans la nature

Les élèves participant au dispositif « Lycéens et apprentis au cinéma » en région Centre-Val de Loire verront le programme de courts métrages « Parties de campagne » durant le deuxième trimestre de l'année scolaire 2017-2018. Pour accompagner les projections en salle, un livret pédagogique à destination des enseignants a été édité. Ce texte en est l’introduction.

Dans son film de montage Lumière ! L’aventure commence (2017), dont il assure de surcroît la narration, Thierry Frémaux évoque l’un des premiers films réalisés par les frères Lumière, qui fit partie de la séance publique originelle du 28 décembre 1895 à Paris, dans le Salon indien du Grand Café : Le Repas de bébé. Il rappelle alors que ce qui fascina avant tout les spectateurs de la saynète, au-delà de sa charmante cocasserie, figurait à l’arrière-plan de la terrasse où était installé son trio de protagonistes, à savoir ces branchages agités par le vent. La nature en mouvement, déjà, impressionnait la pellicule comme le regard de ceux qui découvraient les premières images animées.

Photogramme du film Repas de bébé
Repas de bébé
(1895) de Louis Lumière, édité en vidéo par l'Institut Lumière.

À la suite des Lumière, l’art cinématographique naissant mit régulièrement à contribution dans ses prises de vues les différents visages de la nature, à la fois pour ce qui devenait le cinéma de fiction ou dans des registres se définissant comme plus directement documentaires. La beauté et la grandeur de paysages naturels pouvaient aussi bien servir de cadre que directement de sujet, mais aussi conditionner et influencer l’itinéraire des personnages amenés à y évoluer. Les exemples sont innombrables, même si le cinéma fut bientôt d’abord une affaire de studio(s) et de tournages en intérieurs, mobilisant des cohortes de décorateurs et de collaborateurs artistiques. Mais le Tabou de Murnau, le Nanouk de Flaherty ou La Femme au corbeau de Frank Borzage portent au plus haut point l’interaction entre l’humain et la nature qui l’entoure. En France, certains s’en inspireront, d’un Pagnol filmant – du moins par intermittences – sa Provence à quelques audacieux s’affranchissant des artifices des studios – comme, ce qui est plutôt inattendu en regard de son image future, Marcel Carné posant, avec Nogent, eldorado du dimanche, sa caméra sur les bords de la Marne en 1928. Jean Renoir s’installait à son tour au bord de l’eau huit ans plus tard avec sa Partie de campagne, dont il ignorait alors qu’il ne finirait pas le film lui-même et que le résultat deviendrait l’un de ses films les plus admirés et dont l’influence serait la plus forte.

Photogramme du film Partie de campagne
Partie de campagne
(1946) de Jean Renoir, édité en vidéo par M6 Vidéo.

Avec le cinéma moderne d’après-guerre, l’explosion du néo-réalisme italien ou la révélation de Bergman, d’Antonioni ou des grands maîtres japonais, filmer en pleine nature et explorer éventuellement les répercutions intimes du cadre sur l’évolution des personnages devint une évidence. Toutes les dimensions de ces effets de reflets furent explorées, de l’inquiétude suscitée par un univers vaste et inconnu, recelant quantité d’éventuelles menaces, à l’ivresse provoquée par l’air pur, la verdure et le mystère de la création, quelle que puisse être son origine.

Le cinéma d’aventures ne fut pas le seul concerné, bien loin de là, mais poussa à son paroxysme la confusion des sens perturbés ou enivrés. Alors qu’un John Boorman faisait basculer dans Délivrance, en 1972, un week-end entre amis dans un cauchemar des plus traumatisants, la folie naissait en pleine forêt amazonienne dans les grands films de l’époque de Werner Herzog que sont Fitzcarraldo et Aguirre, la colère de Dieu ou dans le chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola Apocalypse Now, dans les tréfonds de de la jungle vietnamienne.

Sur une tonalité différente, Akira Kurosawa touchait à des considérations existentielles, sinon métaphysiques, en plongeant ses héros dans la taïga touffue de Dersou Ouzala (1975). Dans le désert californien de Gerry, Gus Van Sant faisait en 2002 marcher sans fin, ou plutôt jusqu’à un tragique dénouement, deux amis portant le même prénom en une métaphore dépouillée de la destinée humaine plaçant l’homme face au monde, sans rien autour de lui, sinon ses propres pensées.

Photogramme du film Dersou Ouzala
Dersou Ouzala
(Derzu Uzala, 1975) d'Akira Kurosawa, édité en vidéo par Potemkine Films.

La frontière entre la réalité et le fantastique, sinon les visions fantasmatiques, est alors ténue et le territoire des fantômes dépasse aisément la perception ordinaire. Une tendance du cinéma d’animation, par exemple celui d’Hayao Miyazaki, ou les réflexions philosophiques d’un Apichatpong Weerasethakul – d’Oncle Boonmee à Cemetery of Splendour – consacrent l’action d’un cadre dense et touffu sur l’esprit de ceux qui s’y enfoncent.

Enfer ou Eden ?

La nature offre éventuellement aussi un havre de répit, une pureté originelle encore non souillée par l’activité humaine, notamment la guerre. Terrence Malick l’illustre pleinement dans La ligne rouge, où la vie dans des îlots paradisiaques du Pacifique contraste pour un déserteur avec l’horreur des combats de la Seconde Guerre mondiale. De quoi respirer, vivre sans entrave, jouir, aimer...

Car de tous les sentiments humains, l’amour est celui qui est, sans surprise, le plus directement touché, bouleversé, amplifié ou même trahi dans un cadre naturel « plus grand que la vie ». C’est le point d’ancrage du programme Parties de campagne et les grandes sagas épiques abondent en ce sens, des étendues enneigées ou parsemées de jonquilles éclatantes de jaune dans Le Docteur Jivago, de David Lean, au petit bois où le héros des Fraises sauvages d’Ingmar Bergman revit ses émois de jeunesse alors qu’il atteint, sans l’avoir venu venir, l’hiver de sa vie. Le maître de Faro aura établi également avec Monika une sorte de valeur-étalon du lien entre l’éveil de la sensualité et la nature intrinsèquement enivrante. L’un des titres alternatif du film est d’ailleurs « Monika et le désir » et l’écho est direct entre les envies naissantes de la jeune Henriette de Partie de campagne lors de son escapade sur les rives du Loing et ceux de la petite ouvrière Monika sur son île sauvage, où elle noue une idylle estivale avec le garçon livreur qu’elle a rencontré.

Photogramme du film Un été avec Monika
Un été avec Monika
(Sommaren med Monika, 1953) d'Ingmar Bergman, édité en vidéo par Studiocanal.

La vacance du temps, laissant libre cours aux rêveries et à la naissance d’affinités physiques, loin de la ville, des appartements exigus et des lieux de travail, est favorable à l’éveil des sens, quel que soit l’âge des personnages et qu’il soit question de premiers émois ou de pulsions plus adultes, comme c’est le cas dans Les Amoureuses de Catherine Cosme, également inclus dans le programme Parties de campagne. On pense aussi, dans un champ sémantique voisin, à un autre film suédois resté célèbre dans l’histoire du cinéma, Elle n’a dansé qu’un seul été, d’Arne Mattson (1951), où deux adolescents tombés amoureux se donnent l’un à l’autre au bord d’un lac scintillant, donc un cadre naturel d’une exceptionnelle splendeur. Ici, l’entourage des jeunes gens, strict et puritain, agit comme une force contraire d’empêchement, qui existe également dans le film de Renoir : Henriette ne vivra pas avec celui qu’elle aimera à jamais et leur relation n’aura existé que durant quelques minutes. Elle en épousera un autre, contrainte par la volonté de son père et par toute une construction socio-économique occidentale.

À perdre la raison

L’amour entravé, ou rendu impossible, est avec l’héritage shakespearien à la base de la psyché des civilisations modernes, pas seulement en Europe. Au contraire, la nature, intrinsèquement, peut permettre aux relations menacées ou interdites de s’épanouir. La verdure enveloppante constitue un motif ayant connu une riche postérité – exemple parmi d’autre, le baiser enfin accepté par l’héroïne de Nuages épars, de Mikio Naruse (1967), se produit tandis que son soupirant l’a rejointe au milieu d’un écrin de végétation, alors que ce sont des intérieurs qui les avaient jusqu’alors toujours mis en présence.

Photogramme du film Nuages épars
Nuages épars
(Midaregumo, 1967) de Mikio Naruse, édité en vidéo en Espagne par Filmax Pictures.

La séduction, dans le plus récent L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, profite idéalement de ce site fascinant, au bord du lac et dans le sous-bois tout proche, abritant les amours du jeune homosexuel incarné par Pierre Deladonchamps avec un séducteur parfois inquiétant, qui évoque la figure du grand méchant loup des contes.

Une dimension exceptionnelle est induite par ce qui est plus qu’un simple cadre, mais un élément déclencheur, précipitant les destinées même sur une temporalité qui n’est pas aussi « extraordinaire » que l’après-midi champêtre de Partie de campagne ou la fête de village dans Au premier dimanche d’août. Parfois, un événement inattendu bouleverse littéralement  la quiétude du quotidien et s’inscrit de manière indélébile dans la mémoire. Le lycéen d’Une leçon particulière se rappellera peut-être toute sa vie ces instants passés à ses côtés, tout près de sa tutrice, de la même manière que le vieillard des Fraises sauvages revient vers le coin de jardin où il cueillait des fruits avec sa cousine ou qu’Henriette, bien entendu, foule à nouveau le sol de sa rencontre amoureuse avec Henri, un souvenir qui la hante encore au quotidien.

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle

Quelque chose se perd dans les méandres du temps, que l’on ne retrouve jamais et on souhaite à la Sara des Amoureuses, alors qu’elle s’éloigne, radieuse, de la tente de Lilian, de ne jamais regretter ce moment et d’en connaître beaucoup d’autres, au moins aussi importants, même si son euphorie la situe alors bien loin de telles considérations mélancoliques.

Car la nature ne rend-elle pas, dans sa majesté même, les désillusions encore plus cuisantes ? On citera la métaphorique disparition, alors que son couple a sombré dans une certaine incommunicabilité, de l’Anna de L’Avventura, de Michelangelo Antonioni (1960), soudainement introuvable sur une petite île rocailleuse de l’archipel des Éoliennes. Le caractère éphémère des choses emporte souvent les personnages, la brièveté d’un événement équivalant presque, finalement, à sa non réalisation avec le passage du temps. D’où l’importance de savoir profiter de ce qui peut s’offrir, de satisfaire l’envie de vivre et de faire la fête induites par Au premier dimanche d’août avec force musique, danses et couleurs. Cette nuit d’été est propice aux rencontres, aux sensations diverses, à tous les possibles. Comme dans les carnavals où les masques, ici celui du vacancier en pleine disponibilité, permettent toutes les audaces (voir le Karnaval de Thomas Vincent, 1999, en l’occurrence celui, urbain, de Dunkerque où autour de la figure de l’héroïne, un couple se défait et un autre se cristallise).

Photogramme du film L'Avventura

L'Avventura (1960) de Michelangelo Antonioni, édité en vidéo par les Éditions Montparnasse.

Ne garde-t-on pas tous au creux de sa mémoire un souvenir de vacances au bord de l’eau, de bal populaire ou de proximité avec un être aimé ayant mis les sens à ébullition ? Nombreux sans doute sont ceux qui, à bien y réfléchir, pourraient parvenir à une telle conclusion : « J’y pense tous les soirs »...

 

Auteur : Christophe Chauville. Ciclic, 2018.