Mati Diop : Nouveaux rivages

Révélée au public au festival de Cannes en 2019, lors de l'attribution du Grand Prix à son premier long métrage Atlantique, la jeune réalisatrice Mati Diop investit cette passionnante terre de cinéma qu'est le Sénégal pour observer, interroger sa jeunesse et ses fantômes.

Les présentations officielles de Mati Diop sont faites en grandes pompes lors du dernier festival de Cannes (en 2019) où son premier long métrage Atlantique est projeté en Sélection Officielle (chose rare pour une première fiction) et se voit couronné du prestigieux Grand Prix, que la jeune cinéaste reçoit étonnée, amusée et émue des mains de Sylvester Stallone. Une vague géante semble alors la soulever, et extraire subitement son cinéma du vivier festivalier et confidentiel qu’il croisait jusqu'à présent, pour l'emporter vers un rivage nettement plus visible. De rivage il est autrement question dans Atlantique : celui fantasmé par de jeunes sénégalais dont les rêves d'ailleurs, c'est-à-dire d'une survie moins difficile en Europe, sombrent dans l'immense océan qui sert d'écran à leurs projections. Cette odyssée tragique, à la fois vieille comme le monde et d'une actualité toujours brûlante, change de prisme à bien des égards. Le point de vue adopté dans le film n'est pas exactement le leur, il se rapporte à ceux ou plutôt celles qui restent au pays et voient venir à elles des récits échoués, des vies humaines englouties. Filmée de la terre d'où elle s'origine, le Sénégal, la fiction de cet exil prend l'allure d'un mythe actuel et s'écrit au féminin, à travers le regard de la jeune Ada, Pénélope des temps modernes et cousine lointaine de l'Ophélie d'Hamlet. C'est à ses côtés que Mati Diop attend le retour des fantômes. L'exposition d'Atlantique sous les feux cannois fait d'autant plus événement qu'elle revêt un caractère inédit : la présence nouvelle d'une réalisatrice noire en sélection officielle à Cannes. « Il a fallu attendre si longtemps avant que cela se passe... » commente Mati Diop, qui déplore avoir manqué de figures noires de référence dans le cinéma.

Photogramme du film Atlantique

Figures tutélaires

Onze ans avant cette mise en lumière, la réalisatrice franco-sénégalaise est arrivée sur nos écrans devant et non derrière la caméra, par le biais d'une autre cinéaste, Claire Denis, qui en 2008 lui offre l'un des rôles principaux de 35 rhums. La réalisatrice de Trouble Everyday a tout d'une figure tutélaire pour la jeune femme, pour plusieurs raisons. D'une part, son travail s'est beaucoup inspiré du lien fort qu'elle entretient avec l'Afrique où elle a grandi (voir notamment Chocolat) et dessine un pont, un dialogue entre deux cinématographies, deux cultures africaines et françaises. Elle fait aussi partie des rares cinéastes à donner des rôles principaux à des acteurs noirs dans les années 1980-90. Cette volonté de faire émerger dans le cinéma des visages, des figures évincées du champ de représentation dominant trouve un relai fort dans le cinéma de Mati Diop ; la productrice de la plupart de ses films, Judith Lou Lévy déclare qu' « à l'origine du projet [d'Atlantique] il y a une ambition politique, qui était de se défaire des représentations blanches (…) dominantes » [1]. Par ailleurs, Claire Denis développe une écriture qui part des corps, des atmosphères, des lumières pour ouvrir de nouveaux horizons sensoriels, fantastiques ; cette approche presque expérimentale n'est pas étrangère au cinéma de Mati Diop dont l'apprentissage s'est fait en passant par des structures dédiées à l'Art Contemporain : le Pavillon, laboratoire de recherches artistiques du Palais de Tokyo, puis l'école du Fresnoy. Rétrospectivement, on peut voir dans 35 rhums, où Diop partage l'affiche avec Isaac de Bankolé et Grégoire Colin, une première porte d'entrée vers l'univers cinématographique qu'elle s'apprête à explorer derrière la caméra. Il est en effet troublant de voir d'abord figurer plein écran cette jeune femme pour l'en voir disparaître aussitôt, telle une apparition fantomatique. Cette évanescence presque fantastique correspond bien à la tonalité même de son cinéma. Une figure tutélaire majeure et plus directement influente encore, accompagne ses débuts : le premier fantôme à hanter le cinéma de Mati Diop est probablement celui du film Touki Bouki référence majeure du cinéma sénégalais, réalisé en 1972 par son oncle, le grand cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty auteur également de Hyènes (1992) et de La Petite Marchande de soleil (1998). Il est le frère de son père, le musicien Wasis Diop, un des fondateurs du groupe West African Cosmos considéré comme l'un des premiers groupes de rock africain, et compositeur des bandes originales des films de son frère mais aussi de certains films de Mahamat Saleh Haroun comme Daratt.

Photogramme du film Touki Bouki

Au début des années 1970, Touki Bouki impose dans le cinéma africain et mondial une écriture libre, inventive, poétique, qui semble porter en elles les espoirs, l'énergie soulevés par l'indépendance encore récente du Sénégal. Le film nous invite à suivre à Dakar les aventures de Mory, un berger monté à la ville, et Anta, une étudiante. Les jeunes gens forment un couple fougueux, flamboyant, insolant sur leur moto ornée de cornes de buffle (l'image sera reprise dans un clip par Beyoncé et Jay-Z). Animés par le rêve de quitter leur pays pour la France, ils sont prêts à tout pour réunir l'argent nécessaire à leur départ. Elan spontané de la jeunesse vers l'extérieur, pressentiment d'une désillusion à venir... quelque soit l'origine de cet appel, une ombre gagne ce tableau solaire quand, au moment de partir, Mory ne parvient pas à quitter sa terre natale et laisse Anta seule à bord du paquebot qui l'emmène en Europe. Cette rupture finale laisse déjà entrevoir le schéma qui s'est tragiquement creusé depuis entre un ici condamné à la survie et un ailleurs fantasmé, quasiment inaccessible.

Dans son beau moyen métrage Mille soleils, le premier de ses films à sortir en salles, Mati Diop part sur les traces du film de son oncle, en quête du souffle mythique qui a porté son récit et nourrit ses interrogations sur la jeunesse africaine. Mélangeant fiction et documentaire, son film s'intéresse à ce que sont devenus les deux interprètes principaux du film de Djibril Diop Mambéty, et, à travers eux, aux traces laissées par l'histoire entremêlée d'un pays et d'un cinéma. Magaye Niang qui jouait Mory est resté à Dakkar et ne s'est pas éloigné de son rôle dans Touki Bouki. On le voit encore mener son troupeau (à l'abattoir) sur la musique du western Le Train sifflera trois fois, tel un cowboy, portant avec lui un monde fantôme aux promesses envolées : les spectateurs d'une projection en plein air de Touki Bouki ne le reconnaissent pas et se demandent si c'est bien lui l'acteur dont ils voient la silhouette projetée devant eux. Un chauffeur de taxi (joué par Djily Bagdad le rappeur du groupe 5kiem Underground, engagé dans le groupe de contestation pacifique Y'en a marre) le ramène à une autre réalité (temporelle, historique) quand il lui demande ce que sa génération a fait pour l'Afrique d'aujourd'hui, lui reprochant de ne pas s'être battu. De ces rencontres organisées entre passé et présent, fantasme et réalité, jaillit des éclats colorés, mélancoliques et oniriques – mille soleils – auquel s'ajoute une touche finale de blanc : installée en Alaska, Marème Niang l'interprète d'Anta, joint au téléphone par Magaye, a elle aussi suivi la trajectoire de son personnage en partant loin de son pays. Ressuscitée dans un hors-champ lointain, irréel, elle contribue au troublant déploiement du film sur un territoire hybride, fantôme, qui interroge le rapport à la terre natale et le choix de l'exil.

Photogramme du film Mille soleils

Toile fantastique de l'exil

Un motif revient régulièrement dans le cinéma encore tout jeune de Mati Diop, une image obsédante, proche de la pulsation, celle d'un paysage ou d'une lumière qui a le pouvoir de contaminer tout le film. Avant le long métrage Atlantique, la réalisatrice fut découverte en festival avec un autre Atlantiques, au pluriel, déjà prometteur. Dans ce court métrage sont déjà posées certaines de ses obsessions, à commencer par le motif de l'océan, magma fascinant et inquiétant. Il contribue à donner aux voix et aux vies parfois brûlées de jeunes sénégalais une aura mythique, tout comme le feu de camp qui éclaire leurs récits de traversées, de peur et de mort, tout comme la lumière obsédante d'un phare dont les lentilles, filmées en gros plan, tournent comme une idée fixe et aveuglante. Il y est déjà question d'une jeunesse partagée entre le désir de partir, coûte que coûte, quitte à risquer sa peau, et celui de rester au pays pour tenter d'y construire quelque chose malgré tout.

Photogrammes des films Atlantiques et Big in Vietnam

La mer, miroir obsédant d'un exil qui condamne les êtres à un devenir fantôme, est également présente dans le court métrage Big in Vietnam (2012), film d'errance dans les rues de Marseille qui met en scène la rencontre d'une réalisatrice avec un immigré vietnamien dans lequel elle trouve l'écho de son propre déracinement. Dans une autre court métrage, Snow Canon, les versants abrupts de la montagne qui hantent le film mettent en lumière un autre vertige, amoureux, entre une adolescente et sa baby-sitter, et le sentiment de voir se dessiner au fil du montage un relief intime, obsessionnel et dangereux. Atlantique entremêle ces deux trames sentimentales et spectrales pour mieux creuser ce motif originel de l'exil et tendre comme un piège cette éternelle toile fantasmatique qu'est l'océan. Le fantastique avance désormais à visage découvert dans le cinéma de Mati Diop. À l'influence du cinéaste Apichatpong Weerasethakul se joint celle de John Carpenter et plus précisément de son film Fog (1980) dont on retrouve le goût pour une écriture atmosphérique, nocturne et brumeuse. On pense aussi à Vaudou de Jacques Tourneur (1943) pour l'inscription du film dans un fantastique contemplatif et mélancolique.

Photogrammes des films Fog et Vaudou

Incarnation d'une jeunesse fantôme, condamnée à errer dans les limbes d'un pays hostile, les jeunes zombies du film donnent un visage saisissant à cet abysse où ont échoué leurs rêves et tendent un miroir impitoyable à la société qu'ils viennent hanter et qui les a poussés vers ce cauchemar. Reste, au milieu de ce champ amoureux et social sinistré le visage d'une jeune femme, Ada, aussi puissant et magnétique que ces vagues hypnotiques qui ont pris son amant, tel une maîtresse rivale. À travers lui s'affirment une résistance, une force incantatoire, une magie qui se déploient dans l'air, dans les lumières comme ces rayons verts qui balaient le corps d'Ada dans une boîte de nuit et semblent la métamorphoser imperceptiblement. C'est vers cet horizon féminin mutant que se tourne résolument le cinéma alchimiste de Mati Diop pour y placer ses espoirs et sa confiance en une force d'émancipation nouvelle.

Photogrammes du film Atlantique

Auteur : Amélie Dubois. Ciclic 2021.

[1] Entretien avec Judith Lou Lévy, Les Matins de France Culture