Hitchcock/Truffaut 2. Que filmer ?

Qu'est-ce qu'ils ont en Suisse ? (p. 86-87) 

Alfred Hitchcock : Un des aspects intéressants du film [Quatre de l'espionnage (Secret Agent, 1936)] est qu'il se déroule en Suisse ; alors je me suis dit : « Qu'est-ce qu'ils ont en Suisse ? » Ils ont le chocolat au lait, ils ont les Alpes, ils ont les danseurs folkloriques, ils ont des lacs et je savais que je devrais nourrir le film d'éléments qui appartiendraient tous à la Suisse.

François Truffaut : C'est pour cela que vous aviez placé le nid d'espions dans une fabrique de chocolat ! [...]

A. H. : Je procède ainsi chaque fois qu'il est possible. Mais, en vérité, cela doit être davantage qu'un simple arrière-plan. Il faut essayer d'utiliser dramatiquement tous ces éléments locaux ; on doit se servir des lacs pour noyer les gens et des Alpes pour les faire tomber dans les crevasses !

F. T. : J'apprécie beaucoup cette façon de travailler ; vous utilisez toujours dramatiquement la profession des personnages ; dans L'homme qui en savait trop [The Man Who Knew Too Much, 1956], James Stewart est médecin et, tout au long du film, il se comporte en médecin, avec des références à son métier ; par exemple, lorsqu'il doit annoncer à Doris Day que leur enfant a été kidnappé, il la force d'abord à avaler un somnifère, c'est excellent.

L'homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1956), produit par Paramount et Filwite Productions, édité en vidéo par Universal.


Remplir la tapisserie (p. 172)

François Truffaut : [Dans La Loi du silence (I Confess, 1953),] quand Montgomery Clift quitte la salle du tribunal, il règne autour de lui une certaine hostilité de la foule, une ambiance de lynchage ; juste derrière Clift, à côté de la femme d'Otto Keller, douce, belle et bouleversée, on voit une grosse femme assez répugnante qui mange une pomme et dont le regard exprime une curiosité malveillante...

Alfred Hitchcock : Oui, cette femme, je l'ai placée spécialement, délibérément, absolument, oui. Je lui ai donné la pomme et je lui ai montré comment la manger.

F. T. : Bon, mais c'est une chose que, dans le public, personne ne remarque, parce qu'on regarde surtout les personnages que l'on connaît déjà. C'est donc une exigence de votre part, non plus vis-à-vis du public, mais vis-à-vis de vous-même et de votre film.

A. H. : Mais, voyez-vous, ces choses, il faut les faire... Il s'agit toujours de remplir la tapisserie et souvent les gens disent qu'ils ont besoin de voir le film plusieurs fois pour remarquer l'ensemble des détails. La plupart des choses que nous plaçons dans un film sont réellement perdues, mais tout de même, elles jouent en sa faveur lorsqu'on le ressort plusieurs années après ; on s'aperçoit qu'il reste solide et qu'il n'est pas démodé.

La Loi du silence (I Confess, 1953), produit par Warner Bros., édité en vidéo par Warner Home Video.


L'authenticité des décors et des meubles (p. 214)

Alfred Hitchcock : La question de l'authenticité des décors et des meubles me préoccupe beaucoup et, lorsqu'on ne peut pas tourner à l'endroit réel, je demande que l'on établisse une documentation photographique très complète.

Quand nous avons préparé Vertigo [Sueurs froides, 1958], dans lequel James Stewart joue un détective en retraite qui a fait de longues études, j'ai envoyé un photographe à San Francisco en lui disant : « Vous irez voir les détectives en retraite, principalement ceux qui ont fréquenté des collèges et vous prendrez des photographies de leur appartement. »

Pour The Birds [Les Oiseaux (1963], chaque habitant de Bodega Bay, homme, femme, vieillard, enfant, a été photographié à l'intention du service des costumes. Le restaurant est une copie exacte de celui qui existe là-bas. Le logement de l'institutrice est une combinaison de l'appartement d'une institutrice réelle à San Francisco et du logement de l'institutrice en titre à Bodega Bay, car je vous rappelle que, dans le scénario, il s'agit d'une institutrice de San Francisco qui vient enseigner à Bodega Bay. La maison du fermier dont les yeux ont été crevés par les oiseaux est la copie fidèle d'une maison existante, la même entrée, le même corridor, la même chambre, la même cuisine, et, derrière la petite fenêtre du couloir, le point de vue sur la montagne est exactement le même.


Esquisse de l'appartement de Scottie Ferguson dans Sueurs froides (Vertigo, 1958) / James Stewart dans le rôle de Scottie dans Sueurs froides.


Prendre le contre-pied du cliché (p. 216-217)

François Truffaut : Une idée comme celle de l'avion dans le désert [dans La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959)] ne peut pas germer dans la tête d'un scénariste car elle ne fait pas avancer l'action, c'est une idée de metteur en scène.

Alfred Hitchcock : Voici comment l'idée est venue. J'ai voulu réagir contre un vieux cliché : l'homme qui s'est rendu dans un endroit où probablement il va être tué. Maintenant, qu'est-ce qui se passe habituellement ? Une nuit « noire » à un carrefour étroit de la ville. La victime attend, debout dans le halo d'un réverbère. Le pavé est encore mouillé par une pluie récente. Un gros plan d'un chat noir courant furtivement le long d'un mur. Un plan d'une fenêtre, avec, à la dérobée, le visage de quelqu'un tirant le rideau pour regarder dehors. L'approche lente d'une limousine noire, etc. Je me suis demandé : quel serait le contraire de cette scène ? Une plaine déserte, en plein soleil, ni musique, ni chat noir, ni visage mystérieux derrière les fenêtres !

La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), produit par Metro-Goldwyn-Mayer, édité en vidéo par Warner Home Video.

SUITE