4. Michel Chion : La Voix au cinéma (1982)

À la fois théoricien du cinéma et compositeur de musique concrète, Michel Chion a consacré six de ses livres aux diverses manifestations du son au cinéma. Chronologiquement, le premier d'entre eux est La Voix au cinéma, paru en 1982 ; suivront Le Son au cinéma, La Toile trouée, la parole au cinéma, L'Audio-vision, Son et image au cinéma, La Musique au cinéma et Un art sonore, le cinéma. Comme il en va souvent des « premières fois », ce premier opus est sinon le plus abouti, du moins — aussi étrange qu'un tel adjectif puisse paraître à propos d'un ouvrage théorique — le plus émouvant, parce que la réflexion que Chion poursuivra pendant vingt ans s'y élabore avec une force d'expression remarquable, et un plaisir évident à se fonder sur un corpus séminal de films choisis et admirés, tout particulièrement Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang, L'Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi et Psychose d'Alfred Hitchcock, sans exclure pour autant des œuvres plus contemporaines de la rédaction du livre telles que Blow Out de Brian De Palma ; aussi, peut-être, parce qu'il y est question, à travers la voix, d'incarnation (ou de désincarnation) sonore. La notion centrale développée dans La Voix au cinéma est celle d'« acousmêtre », terme forgé par Chion à partir du mot « acousmatique », qui se dit d'un son qu'on entend sans voir la cause dont il provient. « Quand la présence acousmatique est celle d'une voix, et surtout quand cette voix n'a pas été déjà visualisée — quand on ne peut mettre encore sur elle un visage, on a donc un être d'une espèce particulière, sorte d'ombre parlante et agissante à laquelle nous donnons le nom d'acousmêtre, c'est-à-dire être acousmatique », précise-t-il. D'une grande clarté, le propos de Chion titille la perception et la sensation autant que l'intellect, en quoi il constitue un véritable traité d'esthétique.

        

                                             

EXTRAITS :

« Depuis que la voix a pu être isolée du corps par le téléphone et le gramophone, elle évoque tout naturellement la voix du mort, et plus que nous, ceux qui ont vu naître ces techniques ont été sensibles à leur caractère funéraire. Dans le cinéma, la voix d'acousmêtre est fréquemment la voix du mort : voix de William Holden dans Sunset Boulevard [Boulevard du crépuscule de Billy Wilder, 1950], qui raconte sa propre histoire jusqu'au coup de feu qui l'a fait tomber dans la piscine, et se “ voit ” en cadavre manipulé par les vivants ; voix fantôme de Rex Harrison à la fin de Honeypot [Guêpier pour trois abeilles de Joseph L. Mankiewicz, 1967] (elle commente impuissante l'échec de ses projets posthumes) ; voix de Maupassant sur fond d'écran noir dans Le Plaisir [de Max Ophüls, 1952], et tant d'autres. À ces voix se pourrait appliquer la phrase célèbre de la nouvelle d'Edgar Poe, L'Étrange cas de Mr Valdemar : “ Je vous dis que je suis mort ”. Phrase-oxymoron, qui semble porter en elle-même sa propre contradiction et qui, cependant, n'a rien du paradoxe élégant. Chacun sait immédiatement ce qu'elle veut dire.

Qu'un mort continue à parler dans un film comme voix sans corps errant à la surface de l'écran, quoi de plus naturel ? La voix, particulièrement au cinéma, n'a-t-elle pas un rapport de proximité avec l'âme, avec l'ombre, avec le double, avec ces répliques insubstantielles du corps, détachables, qui lui survivent à la mort, et parfois même le quittent durant sa vie ?

Quand elle n'est pas celle du mort, la voix-off du narrateur est souvent celle du presque mort, de celui qui a achevé le cours de sa vie, et n'attend que la mort. »

 

Psychose d'Alfred Hitchcock (Shamlay Productions)



« [Dans Le Démon des femmes de Robert Aldrich, 1968] Elsa ne réussit (...) que trop bien à doubler Lylah Clare, c'est-à-dire en réalité à se faire doubler par elle, parce qu'elle a commis l'imprudence de faire sa voix semblable à celle de la morte.

Psychose [d'Alfred Hitchcock, 1960] expose une situation symétrique : l'impossible collage d'une voix sur un corps, on peut dire aussi : l'impossible mise-en-corps.

Ce n'est pas pour rien si cette expression de mise-en-corps rappelle celle de mise en bière ou de mise en terre. Il s'agit bien en effet de quelque chose qui s'apparente à un enterrement. L'enterrement est, comme on le sait, un acte symbolique, il fut même, selon certains, le premier qui ait conduit l'homme vers une évolution distincte des autres espèces. Enterrer quelqu'un, ce n'est pas seulement se débarrasser de son corps par hygiène ; c'est aussi assigner un lieu à son âme, son double, ou bien, si l'on n'y croit pas, à tout ce qui reste en nous ou pour nous de sa personne, et ceci par des rites et des marques telles qu'une pierre, une croix, une inscription, qui lui disent “ tu resteras là ”, afin qu'il ne vienne pas hanter les vivants comme une âme en peine. Le fantôme est, dans les traditions, un non-enterré ou un mal-enterré... C'est exactement la même chose pour l'acousmêtre, quand il s'agit d'une voix-pas-encore-vue, et qui, ne pouvant ni entrer dans l'image pour se fixer sur un des corps qui y évoluent, ni occuper la position en retrait du montreur d'images, est condamnée à errer à la surface. Et cela c'est le sujet de Psychose. »

 

Ces deux passages sont extraits respectivement des pages 45 et 116-117 de la première édition de La Voix au cinéma : Paris, Éditions de l'Étoile/Cahier du cinéma, collection « Essais », 1982. Réédition : idem, 1984.

SUITE