Orgesticulanismus - Analyse

Vers l'abstraction

La perte de la mobilité et les efforts déployés pour contrer cette immobilité forcée constituent le sujet même du film. Dès le début, le film est pris entre deux pôles : mouvement libérateur et immobilité emprisonnante. Les photos figent un enfant puis un homme qui peuvent se mouvoir, et c'est lorsque ce dernier est définitivement immobilisé dans son fauteuil que l'animation arrive. C'est tout d'abord la « caméra » (imaginaire, puisqu'il s'agit d'un film d'animation) qui se met en mouvement, vers le bas. Le hors-champ sonore nous indique que quelqu'un s'y meut. Puis un homme qui mange en agitant fourchette et couteau apparaît à l'image.
Le film donne alors lieu à une série de libérations successives, annoncées par la voix off comme moyens de « reprendre possession de sa vie ». Le mouvement est d'abord entravé par des fils dont on ne sait s'ils guident le mouvement ou l'empêchent. Cette difficulté à se mouvoir finit par se concentrer dans un geste synthétique, celui de l'être humain qui tente de se lever d'une chaise, comme l'homme paralysé rêve de se lever de son fauteuil. Lorsqu'enfin il y réussit, libérant à la fois le spectateur (frustré par la série de mouvements inaboutis) et la figurine, cette dernière s'effondre, comme le ferait un corps qui ne sait plus ou ne peut plus se mouvoir.
Mais le corps se relève et s'affranchit des liens qui l'entravaient. S'impose alors l'état opposé à l'immobilité, celui du mouvement libéré et de la danse. Cette danse joyeuse et endiablée mène le corps vers une libération ultime, par l'explosion de la chair qui devient forme libre et mouvante, capable désormais de se déplacer et d'occuper l'espace au gré de ses envies.

Sortir de la focalisation

Tout comme le corps animé change d'état, le film change de forme et d'objet d'observation. Ce changement est avant tout sensible dans celui de la focalisation de la narration. Orgesticulanismus commence comme un film biographique : photographies d'enfance et voix off dont la sonorité quelque peu sourde (comme enregistrée sur un magnétophone de piètre qualité) souligne sa fonction de témoignage. La voix dit que le récitant, que le spectateur tient pour le personnage principal du film, réinvente le mouvement dans sa tête. Apparaissent alors des personnages que nous observons dans des actions quotidiennes. Nous découvrons vite à quel point ils sont interchangeables : plusieurs d'entre eux se succèdent dans l'effort de se lever de la chaise. Au moment de la danse, cette interchangeabilité atteint son paroxysme : chaque corps ne dure que le temps de deux photogrammes (le photogramme désigne chacune des images fixes successives enregistrées par la caméra, à raison de 24 par seconde). La focalisation devient caduque : d'un protagoniste supposé, avec son vécu et ses affects, nous sommes passés à des personnages temporaires avant d'en arriver au corps seul, donnée commune à tous les êtres humains. Elle semble se perdre définitivement lorsque les corps humains disparaissent de l'image (la perte de la focalisation s'accompagne d'un passage de l'art figuratif à l'abstraction). Mais c'est à ce moment que la focalisation initiale, biographique, réapparaît, avec le retour de la voix off. Ces libérations successives, qu'elles aient eu lieu seulement dans l'esprit du héros ou au-delà de celui-ci, racontent une histoire de l'art : passage de la représentation réaliste à l'abstraction, passage de la fiction à son refus.

Film scientifique et film expérimental

Cette évolution nous mène ainsi du film scientifique au film expérimental. Alors que le début du film rappelait un film scientifique ou un biopic (contraction de biographic picture : « film biographique » retraçant la vie d'une personne ayant réellement existé) par sa manière de s'appuyer sur le témoignage d'une personne atteinte d'une maladie et sur des supports biographiques (les photographies), ce sont à la fin de pures formes colorées qui circulent à l'écran. Cependant l'esthétique du film scientifique et celle du film expérimental peuvent se rapprocher à plus d'un titre et c'est une véritable fusion qu'opère ici Mathieu Labaye : la forme finale, un cercle de matière, doit autant aux films expérimentaux qu'à l'image d'une cellule obtenue par microscope. La boucle est bouclée car c'est après l'ultime libération de la chair que nous arrivons à son état le plus intime, à son unité première. L'espace investi ne serait alors plus l'espace extérieur, mais intérieur.

Eugénie Zvonkine, 2009