Eût-elle été criminelle... - Propos du réalisateur

La République du symbole

Naissance du projet

"J'ai fait une installation (intitulée Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur la plaine ?) dans laquelle je confrontais des images de la Seconde Guerre mondiale avec des images photographiques contemporaines, et pendant la phase de recherche je suis tombé sur les images des femmes rasées. C'est un moment de l'histoire où il y a une série d'images très violentes : c'est juste avant la découverte des camps, juste avant Hiroshima, et donc dans un premier temps je n'ai pas particulièrement remarqué ces images-là. C'est en les revoyant plusieurs fois que je me suis rendu compte de leur complexité : en effet au premier regard j'étais focalisé sur les femmes mais au fur et à mesure j'ai vu apparaître ce qui les entourait, c'est-à-dire les gens qui font la fête. Et là ces images m'ont paru particulièrement atroces. Le désir du film vient donc de ma lecture de ces images mais j'ai mis un an et demi avant de le faire, parce qu'il fallait que ça mûrisse.

Les sources

Ce sont des images que je collecte dans des documentaires préexistants, qui sont des images des armées, ainsi que des images d'amateurs ou des images d'actualités filmées pour la seconde partie. Elles sont libres de droit donc je n'ai pas besoin de remonter à la source. Les images de guerre de cette époque, en particulier celles de l'invasion allemande, sont souvent des reconstitutions, parce qu'ils n'avaient pas les moyens techniques de filmer sur le front, donc ils rejouaient les scènes. En cinq ans il y a déjà eu de grosses évolutions techniques et les caméras américaines ont permis de suivre la guerre de plus près. En même temps ces reconstitutions ne sont pas non plus des images de fiction, elles ont été produites par cette guerre. En tout état de cause, dans le montage final d'Eût-elle été criminelle..., ces images reconstituées sont très minoritaires.

Le montage

Le montage a été très court, il m'a pris moins de trois semaines, son compris. C'est un film que j'avais nourri tellement longtemps que tout était déjà écrit dans ma tête. Dans la première partie qui raconte la guerre en accéléré, le montage s'effectue par séquences homogènes montées entre elles de façon chronologique. Il s'agissait pour moi de donner un contexte aux images qui suivent, mais aussi de créer un effet d'éloignement : la France collaborationniste est en fait loin du champ de bataille. Dans cette partie toutes les images sont accélérées sauf les premières, il y a une montée progressive puis une décélération lente jusqu'à l'image des filles dans la ronde, qui est en vitesse normale, puis je passe au ralenti, et jusqu'à la fin le rythme de défilement est de 50% inférieur à la normale. Le rythme de la première partie est assez insoutenable et au moment où la Libération intervient, le spectateur souffle en même temps que les gens qu'il voit à l'écran, il y a un soulagement qui ne va pas durer.
Dans la seconde partie ce que je voulais montrer c'était la façon dont moi j'avais réussi à voir ces images. Il fallait donc les décortiquer, les fragmenter pour montrer leur complexité : c'est ce qui fait qu'après quand on les recompose elles deviennent excessivement troublantes. J'ai zoomé¹ dans les images préexistantes pour doubler les plans. Si j'avais d'abord montré les gros plans des femmes rasées et ensuite les images complètes on n'aurait continué à regarder que les femmes rasées. Il fallait donc montrer d'abord ce que l'on n'aurait pas vu autrement. Le processus de montage est visible, donc il ne s'agit pas d'un piège mais d'une façon de guider la lecture, d'une proposition de lecture de ces images.

La musique

La Marseillaise c'était important parce que c'était la chanson qui était chantée à la Libération. Mais il fallait la déstructurer comme je déstructure les images. J'ai travaillé le son moi-même, de façon très intuitive. J'ai utilisé deux versions, l'une instrumentale et l'autre chantée. Je cherchais un solo de femme parce que c'étaient des images de femmes, mais je n'ai pas reconnu Mireille Mathieu. Si je l'avais reconnue je ne l'aurais pas choisie, car ce qu'elle représente donne une lecture du film un peu trop claire à mon goût, presque grossière, surtout aujourd'hui (le film a été réalisé deux ans avant l'éléction présidentielle de 2007, à l'occasion de laquelle Mireille Mathieu a chanté la Marseillaise en public). J'ai utilisé le morceau dans son intégralité, sans prévoir d'effets d'écho particuliers avec l'image, mais les paroles sont tellement fortes qu'ils étaient inévitables.

Lectures du film

Je ne fais pas œuvre d'historien, ce n'est pas la factualité historique qui m'intéresse, c'est pourquoi je ne donne que peu de repères. A l'étranger le public est plutôt désarçonné par ce qu'il voit et n'identifie pas toujours l'événement. Ce qui m'intéresse c'est que ces images me permettent de parler d'autre chose que d'elles-mêmes. Ce que j'essaie de traduire, c'est la façon dont elles résonnent en moi.
Récemment je me suis senti un peu seul parce que j'ai montré le film à des collégiens, et il y avait des garçons qui trouvaient ce geste de la tonte totalement normal. Je me suis dit qu'il y avait encore du travail.
C'est un film féministe mais c'est plus encore un film sur la revanche, sur la violence exercée à l'encontre des plus faibles, sur l'idée monstrueuse du bouc émissaire. Et c'est un pamphlet contre une certaine France contemporaine où ce type de geste peut se reproduire. Dans la manière dont on traite les sans-papiers comme du bétail il y a quelque chose de cet ordre-là. Au moment de la présidentielle le film résonnait étrangement avec les débats sur la Marseillaise, sur le drapeau... Cette espèce de République du symbole a permis de faire la Révolution, mais les mêmes symboles ont aussi justifié cette violence-là." Jean-Gabriel Périot (propos récueillis en 2009 par Laurence Moinereau)


¹ Zoom : objectif à focale variable qui permet de resserrer ou d'élargir le champ filmé sans déplacer la caméra. Par extension on parle de zoom avant ou de zoom arrière pour désigner un resserrement ou un élargissement du cadre obtenu par voie optique.

Jean-Gabriel Périot

Né en 1974, Jean-Gabriel Périot suit un parcours classique, de l’assistanat montage au montage, et de l’assistanat réalisation à la réalisation, pour accomplir un « rêve de môme ». Il est l’auteur de plusieurs courts métrages qui lui ont valu de nombreux prix dans divers festivals, ainsi que d’installations vidéo (Affaires classées, 2000, Désigner les ruines, 2005). Il explore des domaines variés : animation (Dies Irae, 2005), cinéma expérimental (Undo, 2005), film de danse (Et pourquoi pas : bodymakers, falbala, bazaar, etc. etc ?), documentaire (We Are Winning Don’t Forget, 2004), fiction (Entre chiens et loups, 2008), n’hésitant pas à franchir les frontières qui les séparent, comme dans son court métrage d’animation documentaire Nijuman no borei (200 000 fantômes, 2007), consacré à Hiroshima, qui suit immédiatement la réalisation de Eût-elle été criminelle… Parmi ses derniers films, on retient Nos jours, absolument, doivent être illuminés (2012) et Le Jour a vaincu la nuit (2013) qui sont le résultat d'un travail à la maison d'arrêt d'Orléans. Sa filmographie est hantée par la question de la violence, et par celle de notre rapport à l’histoire et à la mémoire.