Les Miettes - Analyse du film

Glissements progressifs

Les Miettes est une (re)naissance morale, une métamorphose physique et un voyage mental. Des transformations ténues mais graduelles car Pierre Pinaud ne désire pas simplement raconter une histoire mais impliquer ses spectateurs dans une expérience esthétique.

Le début détermine la fin

Au début, la femme est seule, impavide, robotique, d’une pâleur maladive, muette, et elle dort la tête à l’envers ; elle est vouée à tourner en rond, prisonnière de l’espace.
A la fin, elle a rencontré l’amitié, voire l’amour. Elle exprime ses émotions par des gestes puis avec des mots. Elle n’est plus prisonnière de son travail, de murs ou de cadrages trop rigides. Elle a défié et vaincu la fatalité. Ses mouvements et sa pensée sont libres comme l’indique le travelling¹ arrière final durant lequel la femme est magnifiée par une légère contre-plongée².

Briser le cercle

Les Miettes est un film cyclique rythmé par les saisons, des actions répétitives et mécaniques, des va-et-vient (des personnages ou de la caméra), l’inéluctable rotation des aiguilles de l’horloge, des leitmotive musicaux voire par la « spirale de l’endettement » qui mène au cannibalisme (l’homme mangeant l’homme). À la toute fin, le couple, empruntant un chemin nouveau, brise ce cycle. Le film décrit le parcours initiatique d’une héroïne qui apprend à ne plus être une victime passive pour devenir active. 

Les Miettes, Pierre Pinaud

La véritable nature

Cinq intertitres (mention écrite s’intercalant entre les images filmées dans les films muets) marquent le passage du temps : Le lendemain, Les jours passent puis L’automne, L’hiver et Le printemps. Avec la vie qui revient, l’action renaît au printemps, les personnages s’animent, s’émeuvent et parlent alors qu’ils étaient sombres et figés en hiver. Cette importance des saisons montre le rôle primordial de la nature dans la renaissance. Celle-ci reprend doucement ses droits. C’est une ronce qui retient le bras du vagabond sur le point de se suicider.
La lumière, terne ou électrique au début du film, devient étincelante. Le soleil éclaire harmonieusement la femme qui n’est plus en conflit avec le décor naturel. Elle n’est plus enfermée par la maison, l’usine ou le supermarché. Cet espoir d’une vie meilleure se projette dans les ciels moutonneux qui envahissent la fin du film.

De la forme vers le fond 

Au cours du film, les contrastes violents de la photographie granuleuse se dissipent. La pellicule abîmée par des griffures, des salissures et des voiles semblent se restaurer d’elles-mêmes. Les Miettes est une suite de tableaux : des eaux fortes qui deviennent des pastels homogènes, tout en dégradés de gris. La fin pourrait avoir été tournée au XXIème siècle et le début par un des pionniers du cinéma muet.

Bien que le film paraisse atopique et intemporel, notre monde est au cœur des Miettes. Aussi, il est naturel que le premier et le dernier objet présenté aux spectateurs soit un globe terrestre. Dans la première séquence, l’héroïne tourne autour sans le voir bien qu’il soit placé dans une lumière crue, au centre du cadre. La femme est le satellite d’un système solaire réduit. Dans la séquence finale, elle ramasse ce même globe et le porte délicatement à son cœur. Elle accepte le monde et devient, enfin, le centre du film maintenant qu’elle a été touchée par l’amour et changée par la lutte.

Une lecture sociale du politique 

La dimension sociale est omniprésente, l’usine étant bien plus qu’un simple arrière-plan : elle est massive et oppressive, et ses dirigeants restent invisibles. Elle constitue l’unique horizon professionnel, la seule perspective de l’ouvrière. Le travail à la chaîne mécanise l’héroïne, la fond dans la machine. Elle vit dans un logement précaire qui se mue en cercueil. Sans préavis ni explication, l’usine est littéralement délocalisée, au petit matin. A l’apparition du toit de l’usine qui ressemble à une enfilade d’ailerons de requins, la musique de Gilles Alonzo prend une tonalité grave qui n’est pas sans évoquer les scherzos de violons associés au monstre des Dents de la mer de Steven Spielberg.

Comme tant d’autres ouvriers licenciés dont l’usine est délocalisée, l’héroïne s’accroche comme elle peut à son outil de travail qui échoira à une travailleuse de l’Est (l’usine glissant dans le cadre de gauche à droite soit, visuellement, d’Ouest en Est). La sonorité très slave des mots qu’elle prononce est sans équivoque, tout comme sa coiffe de paysanne kolkhozienne.

La fin des Miettes offre une mise en scène plus « moderne » : abandon des accélérés ou des iris3 typiques du cinéma muet et apparition de voix et de bruitages, passage de la musique de l’extradiégétique à l’intradiégétique (l’easy listening anachronique diffusé par l’épicier). Cette rupture avec un style délibérément passéiste permet d’établir un lien avec le présent des spectateurs : quelle différence entre les exclus d’hier et ceux d’aujourd’hui ?

Vers quel horizon ?

Le final des Miettes n’est pas angélique. Le couple n’a pas réussi à briser la frontière invisible, il n’a ni toit, ni argent, ni de quoi manger mais possède une arme dont la présence funeste est soulignée par un gros plan qui ne présage rien de bon.
Accentuant l’incertitude du fameux plan final des Temps Modernes (Modern Times, 1936) de Charlie Chaplin, qui montre Charlot et sa fiancée marchant côte à côte, de dos, vers l’horizon, les personnages des Miettes avancent quant à eux de face vers un futur encore plus incertain, puisque leur horizon ne nous est même pas donné à voir.

Nachiketas Wignesan, 2009


¹ Travelling : déplacement de la caméra (avant, arrière, latéral, vertical, etc.), souvent exécuté à l’aide d’un chariot posé sur rails.
² Plongée / Contre-plongée : prise de vues effectuées avec une caméra orientée vers le bas / haut.
3
Iris : procédé visuel surtout utilisé à l’époque du cinéma muet, comme ponctuation narrative et/ou effet de focalisation visuelle. L’iris se manifeste par un cercle sur fond noir qui recadre l’image. Lors d’une ouverture à l’iris, le cercle s’agrandit au profit de l’image filmée, laquelle se rétrécit au profit du fond noir en cas de fermeture à l’iris.