Les Miettes - Histoire du cinéma

Des miettes de cinéma muet

Les Miettes est-il un film muet ? Historiquement non. La première du Chanteur de Jazz d’Alan Crosland, film partiellement parlant mais 100% sonore eut lieu le 6 octobre 1927 à New York.

Mais oublions les anachronismes esthétiques ou factuels, et concentrons-nous sur l’essence du cinéma muet : l’absence de paroles audibles, qui paradoxalement n’empêchait pas les spectateurs d’avoir l’illusion de percevoir les paroles des personnages. On parlait en effet beaucoup dans ce cinéma, que des théoriciens préfèrent qualifier de sourd. Il faut attendre l’arrivée des films parlants pour qu’apparaisse l’expression cinéma muet. Les personnages qui parlent, leur gestuelle ou leurs mimiques indiquaient le ton des paroles échangées et certaines de celles-ci étaient littéralement données aux spectateurs grâce aux intertitres. Or ceux des Miettes n’indiquent que le passage du temps. Les Miettes se veut donc encore plus muet que son modèle esthétique. Pierre Pinaud sait qu’il s’adresse à un public qui a une autre conception du cinéma que celui de l’ère muette. Le cinéma moderne est passé par là avec son cortège de libertés nouvelles : le public peut combler les vides de la narration.

Muet d’admiration pour Chaplin   

Le choix du muet s’est imposé à Pinaud pour des raisons politiques. Ce retour en arrière dans l’Histoire du cinéma traduit à ses yeux la régression sociale du XXIème siècle. Le Vent (1928) de Victor Sjöström et Metropolis (1927) de Fritz Lang sont évoqués, mais la référence va massivement au cinéma de Charlie Chaplin, qui incarne à la fois le cinéma muet et l’éternel laissé-pour-compte de la société. Le vagabond des Miettes engouffre une tarte comme Charlot gobe subrepticement plus qu’il ne savoure les beignets d’un marchand ambulant, dans Une vie de chien (1918). L’usine des Miettes glisse avec autant de naturel apparent que la maison durant la tempête de La Ruée vers l’or (1925). Charlot y est pris pour un dindon aussi appétissant que la main-côtelette des Miettes. La femme qui boxe le vide et se fait frapper par derrière renvoie directement aux gesticulations de Charlot sur le ring des Lumières de la ville (1931).

L’éloquence du muet

Chaplin résista à la révolution technique du cinéma parlant, comme pour contester la mécanisation de l’homme. C’est le sujet central de son film muet mais sonore Les Temps Modernes (1936), brûlot contre le capitalisme, le travail à la chaîne et l’esprit grégaire. Seuls les représentants de l’ordre social y sont doués de la parole. Et quand Charlot doit en fin de compte parler, il chante un charabia devenu célèbre, en une sorte de pied de nez au cinéma parlant. C’est ce film à l’esthétique muette déjà désuète en son temps qui est à la source des Miettes.

Dans le célébrissime plan final, Charlot et la gamine marchent seuls sur la route en laissant derrière eux un monde sauvage et inhumain. Le couple nouvellement formé des Miettes ne peut que les imiter.

Ces hommages ne sont pas des afféteries ou une marque de snobisme. Ils sont le constat lucide qu’il est périlleux de faire du cinéma muet ex nihilo. Renvoyer à des images puissantes de la mémoire cinématographique constitue en réalité une position de modestie. Les Miettes accepte d’être vu au filtre d’un film devenu mythique, et peut par ce biais amener le spectateur à se demander si le cinéma contemporain exprime réellement et fortement les problèmes de son temps.

Nachiketas Wignesan, 2009

Le cinéma muet depuis l’instauration du parlant 

Des réalisateurs de renom n’ont pas eu peur de se confronter à l’esthétique du cinéma muet dans certaines scènes de leurs films, malgré le risque de maniérisme que cela présente. Citons la scène de cauchemar des Fraises Sauvages d’Ingmar Bergman (Smultronstället, 1957) ; l’intermède muet avec Jean-Luc Godard dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1962), qui arrête la narration et relance l’attention des spectateurs ; la scène d’ouverture de de Federico Fellini (Otto e Mezzo, 1963) ; l’hommage cinéphilique dans Stardust Memories  (1980) de Woody Allen. Le fantasme érotique de l’infirmier dans Parle avec elle de Pedro Almodovar (Hable con ella, 2002), etc.

A titre de curiosités, mentionnons des longs métrages intégralement muets comme L’Espion de Russel Rouse (The Thief, 1952), La Dernière Folie de Mel Brooks (Silent Movie, 1976), Rebelote de Jacques Richard (1983), Sidewalk Stories de Charles Lane (1989), Juha d’Aki Kaurismäki (1999) ainsi que les films sonores mais presque muets de Jacques Tati (Mon Oncle ou Playtime), du Canadien Guy Maddin.