Il était une fois sur YouTube : l’aurore d’une nouvelle vague critique ?

« Il faut réaffirmer ce point au risque de choquer : le critique ne doit pas se soucier du public. Il doit dire ce qu'il ressent et l’expliquer avec les outils dont il dispose. Ses seules références, ses points d’appui sont ses connaissances et son goût. »
Michel Ciment, De la critique dans tous ses états à l’état de la critique.
Positif n° 313, mars 1987


Florissante entreprise créée en 2005 et dédiée à l'hébergement de vidéos sur Internet, corne d'abondance de contenus de toutes sortes et marigot idéologique grouillant des pires élucubrations dont notre espèce soit capable, YouTube aura quoiqu'il en soit permis l'émergence de nouvelles façons de parler des choses.

De la cuisine survivaliste aux conseils beauté en passant par le tournage sur bois, les chaînes spécialisées abondent dans tous les domaines. Le cinéma, bien sûr, en fait partie, et comment ! Si, comme ailleurs, les films les plus connus et la façon la plus rapide et provocante d'en parler dominent largement (en nombre de chaînes et de vues), on trouve aussi quantité de propositions cinéphiles plus singulières, plus personnelles, et parfois d'une qualité exceptionnelle.
Furetant parmi les chaînes les plus intéressantes, force est de constater que s'y cultivent des styles, des approches, des écritures extrêmement variés. Si on s'est longtemps demandé « Qu'est-ce que le cinéma ? », la fréquentation des chaînes cinéphiles sur YouTube pousse indéniablement à se (re)poser cette autre question : « Qu'est-ce que la critique ? ».

Pour tenter d'y apporter quelques modestes éléments de réponse, fixons notre attention sur le travail de trois vidéastes en particulier. Trois chaînes, trois ambiances donc, dont nous allons tenter de faire une rapide exploration, partielle et partiale, à la lumière des propos des vidéastes elles-mêmes, qui ont eu l'amabilité de nous accorder chacune un entretien.

 

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Cinéma et Politique - Le giallo - une radiographie de l'Italie d'après-guerre 2

Spartacus est-il de gauche ? L'inspecteur Harry est-il fasciste ? Le giallo est-il misogyne ? Voilà des questions auxquelles on aurait tôt fait de répondre avec aplomb, drapé dans la certitude du Juste. C'est précisément ce qu'évite de faire Clémentine, autrice de la chaîne Cinéma et politique, qui consacre ses vidéos à élucider les influences idéologiques travaillant, consciemment ou non, les films et les genres. Spartacus et L'inspecteur Harry recèlent bien davantage que de simples slogans.
Au travers d'une méticuleuse exégèse des œuvres qu'elles abordent, éclairant les conditions concrètes de leur fabrication et décortiquant l'ensemble des signes politiquement chargés que distillent les films, les vidéos de Cinéma et politique insistent sur les ambivalences et la richesse de sens dont ils sont porteurs :

« J'ai un désir de montrer la complexité de ce qui traverse les films. Parfois, on me demande si tel film est "de gauche", ou "de droite", mais rien n'est jamais évident, surtout à la seule vision du film. Il faut étudier tout un tas d'éléments extérieurs au film, les mettre en relation au film. [...] Il y a un contexte, une époque... Il y a un inconscient politique dans les films, des enjeux, des rapports de force, des ambiguïtés présentes dans la société et qui s'expriment dans les œuvres, de façon intentionnelle ou non. Il faut faire attention à ne pas éluder les contradictions. » (Clémentine, Cinéma et politique)

Ce souci de déjouer les interprétations trop rapides, de proposer un regard complexe sur les œuvres, passe par un considérable travail d'investigation :

« Il ne faut pas seulement que ça m'intéresse, il faut voir s'il y a de la documentation, car je ne sors pas mes analyses de nulle part. J'ai besoin de sources à comparer, à confronter pour nourrir mon propos » (Clémentine, Cinéma et politique)

Au gré d'un montage vif et précis, alternant extraits, photogrammes, archives de télévision, infographies astucieuses et interventions face caméra de la vidéaste, les vidéos de Cinéma et politique nous entraînent dans un vaste réseau de références, de points de vue et de faits historiques. Mettant en dialogue des textes issus de la recherche universitaire en différentes disciplines, l'autrice parvient non seulement à rendre tout cela parfaitement limpide, mais aussi, et surtout, captivant. Nous n'assistons pas à un exposé : nous participons à une enquête.

Qu'y a-t-il derrière cette fameuse expression de « male gaze » ? (Une petite histoire de la théorie féministe du cinéma).
Le « soap opéra » peut-il à la fois être nul et subversif ? (Le soap opera : plus complexe qu'il n'y paraît).
En quoi La Bataille d'Alger peut-il être considéré comme le film politique le plus influent jamais réalisé ? (La Bataille d'Alger : histoire d'un film politique). Dans la vidéo consacrée à ce film de Gillo Pontecorvo, la vidéaste se fait l'archéologue des différentes appropriations et interprétations, totalement contradictoires, dont le long-métrage fut l'objet. Comment un même film a-t-il pu à la fois inspirer les Black Panthers, L'Organisation de Libération de la Palestine, et devenir une référence pour les formateurs militaires argentins sous Videla, les officiers de Tsahal durant la seconde intifada, ou même les responsables du Pentagone, où il fut projeté en 2003 dans le cadre de la « lutte antiterroriste » pendant la guerre d'Irak ? Dans cette vidéo, comme dans toutes celles de Cinéma et politique, la mise en mots comme la mise en images du sujet traité nous plonge au cœur d'une véritable investigation, tant historique qu'esthétique.

 

Cinéma et Politique - Sergueï Eisenstein - le cinéma peut-il éduquer les masses


Dans la vidéo Sergeï Eisenstein : le cinéma peut-il éduquer les masses ?, l’autrice explicite avec une grande clarté le concept de « montage d’attractions » en prenant appui sur le film La Grève, et dans un même mouvement, contextualise l’œuvre du cinéaste au sein de l’avant-garde soviétique des années 20, et s’intéresse à la réception effective d’Octobre au sein des masses laborieuses. Et c’est absolument passionnant. Comme les producteurs d’Hollywood faisant grand cas des « projections-tests » pour décider de la compétence d’un metteur en scène, les responsables soviétiques, suite notamment à une étude rapportant le peu d’enthousiasme réservé entre autres à Octobre par le public ouvrier le moins politisé, désavouèrent Eisenstein, comme ils le firent avec nombreux artistes d’avant-garde.

On ne saurait trop recommander également la vidéo, toute récente, consacrée aux films de complot (Les films de complot : Hollywood après JFK), qui déchiffre, avec une méticulosité digne de la police scientifique, les enjeux vertigineux traversant les grands films paranoïaques des années 70, avec, en point d'orgue, l'analyse de l'impact du film amateur qui enregistra l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, et de l'inflation interprétative dont il fut l'objet.

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Videodrome - Le gothique tropical


On pensait connaître, grosso modo, tous les genres cinématographiques existants. Du film noir au « teen movie », du cinéma expérimental à la comédie romantique, de la cave au grenier, pas un recoin de la maison cinéma qui nous soit étranger, foi de cinéphile. Jusqu'au jour où, de clic en clic, on tombe sur Videodrome, la chaîne YouTube de Lumi. Et là, patatras, on (re)découvre qu'on ne savait rien, ou si peu. Découvrant ses vidéos sur Le gothique tropical ou La porno-misère, on s'aperçoit, penaud, qu'on n'en a jamais entendu parler. Nés en Colombie, ces deux genres, l'un (le « gothique tropical ») parfaitement assumé par ses auteurs, et l'autre (la « porno-misère ») nommé et défini par des cinéastes qui le dénoncent, ont pourtant beaucoup à nous dire de l'Amérique Latine et du cinéma en général. Si la porno-misère désigne un certain type de cinéma « documentaire » peu scrupuleux, faisant de la précarité et de la détresse un spectacle exotique, le gothique tropical est un authentique courant du cinéma d'horreur des plus intrigants. Au début des années 70, Buñuel aurait lancé, à l'écrivain colombien Álvaro Mutis, le défi d'écrire une histoire gothique dans les tropiques, chose que le cinéaste estimait impossible. En écrivant La maison de Arucaíma, Mutis démontra qu'il n'en était rien.
En effet, la forêt amazonienne n'a rien à envier aux vieilles pierres de notre bon vieux gothique européen. Chargée de mystère, de danger, elle exsude, tout aussi bien que les murs suintants de châteaux embrumés, les désirs réprimés, la folie, la cruauté, et recèle, au cœur de son entrelacement vert, les fantômes d'un passé violent (en l'occurrence, lié à l'esclavage et au colonialisme).
De cette création littéraire au « groupe de Cali », bouillonnant collectif de cinéastes colombiens fondé dans les années 70 et qui donna naissance, entre autres, au gothique tropical, Lumi nous fait pénétrer dans un monde inconnu, nouveau, qui nous attendait sans que nous le sachions.

Outre la bienfaisante leçon d'humilité que constituent ces deux vidéos, composées de nombreux extraits, d'archives et d'interviews réalisées par la vidéaste, on est saisi par leur élégance et leur inventivité formelles. Depuis sa brillante série de vidéos intitulées Servir les riches consacrées aux représentations de la domesticité au cinéma, Lumi utilise la technique du stop motion (l'animation image par image) pour habiller ses réalisations. Ainsi, remontant aux sources de tel film ou de telle figure cinématographique, ses vidéos sont encadrées d'animations en papier découpé, en pâte à modeler, en éléments végétaux... Le résultat est un plaisir pour les yeux. Cet usage discret et pertinent d'une technique rudimentaire, aussi vieille que le cinématographe, convoque tout un imaginaire enfantin, artisanal, naïf, qui renvoie à la source même 7ème art, et ajoute une dimension ludique et poétique aux vidéos de Lumi. Cette idée lui vint pourtant de façon tout à fait triviale, suite au retrait par YouTube de deux de ses vidéos en raison des extraits qu'elle utilisait :

« Je me suis dit, il faut trouver une solution. Soit je me montre, soit je trouve un format pour ne pas mettre les images en plein écran et que je puisse montrer des extraits sans que YouTube vienne me dire que j'ai recopié le film sur ma chaîne. Et j'avais vu un documentaire que j'aime beaucoup, A story for the Modlins (Sergio Oksman, 2012), sur un mec qui trouve une boîte et qui va filmer sur un fond noir ses mains qui amènent cette boîte, qui l'ouvrent, et dans cette boîte il y a des photos, et il commence à expliquer son histoire en posant les photos sur le fond noir. J'avais adoré ça.
Je me suis dit, puisqu'il faut absolument que j'ai un fond, que j'ai autre chose que mes extraits de films, pourquoi pas moi aussi mettre des objets, poser des trucs, habiller les images pour pouvoir parler de cinéma et que YouTube ne m'embête pas trop, et que ce soit aussi un peu original. [...]
Le stop motion, j'avais essayé comme beaucoup de gens qui s'intéressent au cinéma, comme ça pour voir. Une clémentine qui perd sa peau par exemple... Et puis je me suis rendu compte que finalement, si on a du temps devant soi, c'est vraiment à la portée de tout le monde. Y a pas besoin d'avoir des connaissances pas possibles, ou une technicité particulière. J'adore le stop motion pour ça. Même des enfants peuvent en faire, il y a plein d'ateliers pour enfants ou pour les personnes âgées en EHPAD aussi. Et puis comme ça je ne faisais pas que du travail intellectuel mais aussi des trucs avec mes mains.
Enfin, c'est pour ça qu'en deux ans je n'ai sorti que quatre ou cinq vidéos je pense. À la fois j'adore ça et en même temps je me dis mais quelle idée ! » (Lumi, Videodrome)

 

Videodrome - Les voleurs - Fiction et réalités


La vidéaste nous propose également, entre autres, deux passionnantes approches de la figure de la prostituée au cinéma (Travail du sexe au cinéma - Femmes de Western et Travail du sexe au cinéma - Le sauveur possessif), , et une autre consacrée à celle du voleur, dans une vidéo incisive et revigorante mettant en lumière la différence de traitement du « voleur », dans la fiction comme dans le reportage télé, selon qu'il vole à l'étalage ou qu'il excelle dans l'évasion fiscale (Les voleurs - Fiction et réalités).

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Vous avez vu Scream, Alien, Le silence des agneaux ? Vous pensez les connaître à fond, en avoir capté, après moult visionnages, la substantifique moelle ? Détrompez-vous. Comme toute œuvre qui compte, comme tout « texte » véritable, les bons films d'horreur renferment mille et une couches de sens qui ne demandent qu'à être révélées et interprétées. « Tu n'as rien vu à Hiroshima » nous disaient Duras et Resnais. Nous n'avons rien vu dans Sleepy Hollow, est-on tenté de se dire suite à la vidéo qu'y consacre Judith, créatrice de la chaîne Demoiselles d'horreur.
Dédiée aux personnages féminins principaux dans les films d'horreur, cette chaîne propose une lecture des plus originales de classiques du genre par le biais de leurs héroïnes, en tirant les fils thématiques et symboliques que les œuvres tissent autour d'elles. L'autrice s'adresse directement à la caméra, des extraits venant étayer sa démonstration. Au sein du jeu des formes, des couleurs, des objets, des cadres, des lumières, la vidéaste repère des récurrences, des échos, des signes, qu'elle articule et questionne dans un impressionnant travail qu'on pourrait qualifier de sémiologique, aboutissant à une interprétation aussi personnelle que pertinente de ces films que l'on croyait bien connaître.

« Dans l'analyse de texte telle qu'on la faisait en prépa, on nous donnait une double page d'un texte de roman et on commençait par relever le champ lexical, identifier des thèmes, puis le rythme, phrases courtes ou longues, et aussi les allitérations, les assonances et ce qu'elles donnent comme impression... On va du plus large au plus précis, pour finalement avoir une meilleure compréhension du texte. À la fin on revient toujours à ce qu'on disait au début, parce qu'il s'agit en fait de partir d'une émotion, et aller au plus profond de comment naît cette émotion. [...] Cette démarche peut tout à fait s'appliquer au langage cinématographique, sauf que là on parle en termes de montage, de cadre, de proportions à l'intérieur du cadre, de hors-champ... » (Judith, Demoiselles d'horreur)

 

Demoiselles d'Horreur - CATWOMAN dans Batman Le Défi - le monstre politique


De la mise en scène du refoulé chez une mère aux prises avec des pulsions infanticides dans Mister Babadook de Jennifer Kent, au sous-texte lié à l'oppression systémique des femmes dans The autopsy of Jane Doe d'Owen Kelly, la vidéaste met également en lumière avec éloquence la richesse inattendue d'œuvres d'ordinaire plutôt considérées comme mineures.
Dans sa vidéo consacrée à l'anti-héroïne d'un film amplement célébré cette fois, en l'occurrence Catwoman, dans l'un des chefs-d'œuvre de Tim Burton (CATWOMAN dans "Batman : Le Défi" : le monstre politique), Judith analyse avec une redoutable précision le parcours de Sélina Kyle, secrétaire effacée et malhabile dans un monde d'hommes qui ne la voient que comme une potiche, de son statut de subalterne méprisée à celui de monstre ambigu et provoquant. Catwoman, tout en rejetant violemment l'univers patriarcal qui voulut la soumettre, n'en incarne pas moins un fantasme de femme hypersexualisée issu à son corps défendant de ce même univers. Reliant avec méthode la mise en scène de Tim Burton à diverses références relatives aux monstres féminins dans la mythologie, la vidéaste nous permet d'agrandir notre perception du film, d'en savourer davantage la finesse et la beauté. Il ne s'agit pas de décréter l'œuvre définitivement élucidée, mais d'en déplier certains aspects, d'en ouvrir un peu plus le sens, de le redécouvrir.
Deux autres vidéos sont particulièrement impressionnantes : celle au sujet du Silence des agneaux (CLARICE dans "Le Silence des Agneaux" : le divin du règne animal), et celle consacrée au Alien de Ridley Scott (RIPLEY dans "Alien" : la Prométhée moderne). On ne saurait trop recommander ces deux analyses absolument magistrales dans lesquelles la vidéaste repère, comme au travers d'une encre sympathique, des motifs sous-jacents, presque subliminaux, composant, clandestinement serait-on tenté de dire, un récit sous le récit, un monde dans le monde. Les œuvres en sortent plus grandes, plus vastes, plus admirables encore.

« Les gens n'ont absolument pas besoin de décortiquer la manière dont fonctionnent les plans d'un film pour créer une émotion, pour que cette émotion chez eux soit valable et complète. Ils n'ont pas besoin de savoir comment elle naît pour la ressentir, et ce qui compte c'est ce ressenti, ce sentiment, le film est là pour ça, il n'est pas là pour qu'on l'analyse ! Comprendre que si à tel moment, tel objet est placé dans le film, c'est une métaphore de ceci ou cela, et qu'on peut tisser des liens avec ça et ça et ça, ça peut être passionnant, mais si ça ne vous procure pas une émotion, ça n'a aucune valeur. Et si ça vous procure une émotion et que vous ne savez pas pourquoi, bah on s'en fiche parce que la seule valeur, c'est l'émotion. » (Judith, Demoiselles d'horreur)

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Parcourant ces trois excellentes chaînes YouTube consacrées au cinéma, aux styles et aux approches bien différents, on pourrait se dire qu'elles ne relèvent pas de la « critique de cinéma » mais plutôt de l'histoire du cinéma, de l'analyse, de l'exégèse. C'est même d'ailleurs ce qu'en disent les intéressées :

« Je n'ai jamais été une grande lectrice de revues de cinéma. J'ai dû acheter deux ou trois numéros des Cahiers du Cinéma et de Positif, mais c'est tout. Et en ce qui concerne les livres sur le cinéma, j'ai commencé ado avec des livres du type Les 100 films qu'il faut avoir vus.
En fait, j'ai arrêté d'écrire des critiques car au bout d'un moment j'ai fini par trouver ça un peu vain. Car juger les films, si c'est "bien" ou "pas bien" ne m'intéressait plus beaucoup. Je me souviens qu'en 2007, j'avais écrit un petit article [...] en disant que finalement, on avait tendance à parler des films « qu'il faut », à reproduire une certaine hiérarchie cinéphile. Cette hiérarchie qui fait qu'on écrit sur les auteurs respectés, et qu'on cache les films « honteux » qu'on peut aimer par ailleurs... » (Clémentine, Cinéma et politique)

« Ce qui m'intéresse ce n'est pas tellement le côté critique, c'est vraiment le côté analyse. C'est : « dans cette scène-là, j'ai vu une métaphore de telle chose... », et pas l'avis d'une personne, quand bien même cette personne serait brillante. [...] Le côté « j'aime, j'aime pas » - qui peut parfois être hyper sympa, quand tu vas au cinéma avec des ami-e-s, tu sors de la salle et tu vas boire une bière, c'est un super moment ! – mais souvent, hors du cadre amical, ça peut être aussi quelque chose comme « je me positionne », comme une façon de se définir soi-même ; est-ce que je vais avoir le même avis que tout le monde ? Est-ce que je vais oser dire que je n'ai pas aimé alors que tout le monde a adoré ? Inconsciemment, c'est aussi une façon de montrer aux autres : voilà, c'est ça qui m'intéresse, c'est ça que je vais voir. Le cinéma, c'est un peu comme avec le vin, tout le monde y a plus ou moins accès, sauf que certains vont en consommer pour le plaisir, et d'autres qui auront plus de science, vont s'en servir pour se positionner socialement. » (Lumi, Videodrome)

« À la fin de l'adolescence, [...] j'ai assisté à des séances du ciné-club de Jean Douchet à la Cinémathèque, où à la suite des films il faisait une analyse « en live » face au public, et je trouvais que ce qu'il faisait était absolument brillant. Pour moi ce n'était pas du tout de la critique (et d'ailleurs quand j'ai commencé ma chaîne YouTube mon intention n'était absolument pas de faire de la critique), c'était purement de l'analyse, telle que j'ai pu apprendre à en faire en khâgne à partir de textes. C'était cette même méthodologie transposée au cinéma, en se basant quasiment uniquement sur l'image et les caractéristiques propres du médium, pour réussir à comprendre comment les émotions naissaient à partir de ce qui nous étaient montré, et comment une histoire était racontée bien au-delà des dialogues et du scénario, et découvrir quelle était la véritable histoire, le « véritable » scénario. » (Judith, Demoiselles d'horreur)

Les trois vidéastes rangent ainsi spontanément la « critique » du côté du simple avis qui, fût-il brillamment exprimé, relève du seul jugement de goût, pas nécessairement passionnant, voire suspect de viser avant tout, dans certains contextes, à se distinguer socialement. Du « j'aime/j'aime pas » plus ou moins raffiné donc, essentiellement dédié à conseiller le consommateur, ou à briller en société.
Sur cette question, osons un point de vue divergeant. Si l'avis rapide et péremptoire, flanqué d'inévitables étoiles, constitue sans doute la partie la plus visible de l'activité critique, il n'en est en réalité qu'un aspect, et pas nécessairement le plus important. La critique de cinéma, c'est sortir de la pure consommation, dialoguer avec les œuvres, les chahuter à l'occasion, tisser des liens, produire du sens. Et ces trois chaînes YouTube en sont pour nous une parfaite illustration.
D'abord, le simple choix des sujets abordés est en soi un propos, l'illustration d'une certaine perception du monde. Choisir tel sujet, et d'en parler via tel angle, c'est émettre un jugement : c'est dire que ce film est intéressant en ceci ou en cela. C'est le début de la critique. Choisir d'attaquer une œuvre par son contexte, par sa fabrication, ou bien tenter de l'attraper d'abord par sa logique interne, c'est également une position critique.
Ensuite, l'analyse d'un film, aussi solidement argumentée soit-elle, n'est pas comparable à l'analyse de composants chimiques, à un travail neutre, pur de toute subjectivité. Au contraire, l'analyse enthousiasmante, riche, regorge de subjectivité. S'attacher à tel symbole, à telle dimension d'une œuvre, c'est faire un choix, c'est décider que c'est intéressant, que c'est pertinent. En démontrant l'importance de tel sous-texte, de tel motif, et en tirer une signification, c'est bien évaluer quelque chose, évaluer la densité d'un thème, la récurrence d'une forme, c'est tenter d'en mesurer l'impact sur le sens global de l'œuvre. On ne parle pas d'une vérité mathématique, mais de regard, de mystère, de plaisir, d'éthique, de politique...

« Quand j'ai fait une vidéo sur l'histoire de la théorie féministe du cinéma, j'ai reçu des messages du genre : arrêtez avec le féminisme ! Quand est-ce que vous parlez d'esthétique ? » (Clémentine, Cinéma et politique)

Or, tout l'intérêt de l'exercice est précisément de montrer en quoi politique et esthétique sont inextricablement liées ! La façon dont on montre quelque chose ou quelqu'un au cinéma, c'est de la forme et c'est du fond, c'est de l'esthétique et c'est de la politique. Par ailleurs, on ne voit pas bien ce que nous gagnerions à vouloir à toutes forces séparer l'« esthétique » du monde réel.

La critique, c'est jauger, peser, évaluer. Certes, mais finalement, pas tant ce que le film contiendrait incontestablement ; plutôt ce qu'il devient après qu'il a frappé notre rétine. Pas tant l'œuvre seule que le dialogue entre elle et nous. Plus qu'un art du jugement, un art du regard. Le travail de ces trois vidéastes, loin des lieux communs et des opinions à l'emporte-pièce, n'est-il pas précisément ce que nous attendons d'une critique digne de ce nom ? Personne ne vous convaincra que vous avez tort d'aimer ce film, ou de ne pas l'aimer. En revanche, qu'une autrice ou qu'un auteur (d'articles, de livres, de vidéos, qu'importe) vous fasse entrer dans son regard, vous montre l'œuvre telle que vous ne la soupçonniez pas, vous fasse découvrir un territoire là où vous ne voyiez qu'une carte, et c'est votre propre regard qui s'en trouve modifié. Votre goût ou dégoût pour tel film ne changera peut-être pas, mais vous n'aurez pas perdu votre temps ; de ce chef-d'œuvre ou de ce navet, vous sortirez plus riche. C'est bien cela que permettent des chaînes telles que Cinéma et politique, Videodrome et Demoiselles d'horreur : agrandir notre regard, profiter davantage de nos expériences de spectatrices et de spectateurs, et retrouver les joies d'un art de la conversation où il ne s'agit pas d'avoir raison mais, comme le dit Montaigne, de « frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui ».

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On lira avec profit les trois entretiens que les vidéastes évoquées ont bien voulu nous accorder. Elles y abordent, entre autres sujets, leur parcours de cinéphile, le travail de fabrication des vidéos, la question du sexisme sur YouTube, l'aspect économique de leur travail...

Télécharger les interviews complètes :  CINEMA ET POLITIQUE, DEMOISELLES D'HORREUR et VIDEODROME


TEXTES : Gaël Reyre critique pour la revue Les Fiches du Cinéma CICLIC : 2024