Jeu vidéo et cinéma - 2e partie

Le cinéma est-il l’avenir du jeu vidéo ? La question paraît aussi absurde que de se demander si le théâtre est le futur du cinéma. Comment comparer un médium fondé sur un mode de fiction linéaire à un autre qui mise tout sur l’apprentissage d’un système de jeu ? Pourtant, en courant après le cinéma, le jeu vidéo pourrait trouver un nouveau rapport au monde, qui lui a si souvent manqué. Tout en esquissant une définition à la fois technique, philosophique et poétique du jeu vidéo, ce texte tente, à partir d’exemples récents, d’analyser les enjeux d’une telle rencontre.

I. Cinéma mutant

Depuis dix ans, le « jeu cinématique » (tendance à une fusion de l’esthétique du cinéma dans celle du jeu vidéo) est devenu l’un des mètres-étalons du blockbuster vidéoludique. Uncharted (relecture d’À la Poursuite du diamant vert et des Indiana Jones) a influencé le renouveau de Tomb Raider et de The Order (jeu de tir steampunk au photoréalisme saisissant) ; Until Dawn (jeu d’horreur construit comme une relecture de la série cinématographique Saw, et joué par des acteurs de série télévisée) a suivi les enseignements d’Heavy Rain (polar poisseux façon Se7en) ; et si l’on remonte plus loin, Resident Evil 4 est la matrice du jeu d’action moderne, en particulier du survival tel que repris plus tard par Dead Space — lui même fortement influencé par Alien, film massivement recyclé par le jeu vidéo, notamment par Resident Evil dès ses débuts (la boucle est bouclée).

Alien, de Ridley Scott © Twentieth Century Fox

En dépit d’un succès constant, le « film-jeu » est parfois observé avec scepticisme par les tenants d’un médium pour qui tout doit être gouverné par l’intelligence des mécaniques, et non par des effets de mise en scène venus du cinéma. Pourtant, l'influence de ce dernier augmente, transforme et déplace l’expérience de jeu. La mutation voire l’impureté qu’il apporte (pour reprendre le mot que le critique André Bazin appliquait au cinéma) créent une autre forme, hybride, de jeu vidéo, bouleversant ses codes narratifs autant que son rapport à l’espace, au temps, à la figuration et à la matérialité des images.

Heavy Rain © Quantic Dream.

Le film-jeu est une nouvelle étape dans une longue histoire entre les deux médiums, que les jeux du studio Quantic Dream (Beyond : Two SoulsHeavy Rain) tentent, maladroitement mais avec volonté, de radicaliser, en s’interrogeant à la fois sur la question technique et stylistique du vivant, sur sa captation et sur la place tenue par le système de jeu : l’apprentissage de l’interface ayant souvent été considéré comme une entrave pour accéder facilement au jeu vidéo, les mécaniques simplifiées du film-jeu telles que les proposent les productions de Quantic Dream prétendent à une plus grande démocratisation du médium. Tout est affaire de stylisation, et du réalisme en passant par l’impressionnisme ou par le minimalisme, voire par l’abstraction, tous les moyens sont bons pour donner du sens et dépasser l’exercice formel. En se rapprochant du cinéma au-delà d’un simple mimétisme visuel immédiat, le jeu vidéo opère une mutation d’ordre non seulement structurel et esthétique, mais aussi poétique et culturel. Cela permet de nouveaux types de représentations et d’expériences qui peuvent contribuer à la conscience d’une réalité commune, de la même manière que le cinéma produit un regard collectif  sur le monde.

II. Notre musique

Si le jeu vidéo se dit désormais plus mûr, s’il peut se politiser et même devenir un moyen de contestation (cf. entre autres les jeux situationnistes de l’Italien Paolo Pedercini), ses tentatives pour sortir des sentiers battus et mettre en jeu une conscience aussi bien morale que poétique du monde demeurent encore souvent limitées. Le nous du jeu vidéo, cette idée d’un joueur qui serait acteur éveillé d’une réalité commune que le jeu donnerait à voir et à sentir, se confronte trop souvent à des contraintes de système ou d’esthétique qui en restreignent la portée. Papers, Please (2013) constitue une interprétation et une lecture graphique formidables du totalitarisme, mais il en épouse d’abord la mécanique, le schéma, pour en révéler le sens. Il n’est que la miniature, l’esquisse, le concept (certes tout à fait pertinents, tant esthétiquement qu'intellectuellement) d’une réalité à l'approche de laquelle le cinéma peut apporter une amplitude plus pénétrante.

Papers, Please © Steam

C’est un problème connu : comment sensibiliser à un sujet, créer le vertige d’une vision, révéler la profondeur de l’Autre quand le jeu est obsédé par le joueur ? En ce qui concerne l’altérité, les jeux de Fumito Ueda (IcoShadow of the Colossus), ont répondu en faisant le vide autour du joueur, conférant aux rares personnages qui l’accompagnent (une princesse à sauver dans Ico, un cheval dans SotC) ou qu’il doit éliminer (les colosses de SotC) une forme troublante et unique de vie renvoyant à notre propre conscience d’exister. Mais comment dépasser cette expérience solitaire pour l’inscrire dans un cadre de pensée collective — un cadre qui échapperait à cet onirisme de conte où baignent les jeux de Ueda, inspiré par le surréalisme du film d'animation Le Roi et l’oiseau et des tableaux de Georgio De Chiricho ?

Shadow of the Colossus © Team Ico / Sony Computer Entertainment

Par la création d’une nouvelle esthétique hybride, le cinéma permet au jeu vidéo d’aller plus loin que ce que lui auraient autorisé des procédés littéraires ou le seul emploi de ses mécaniques, aussi intelligent fût-il. Il ouvre à la pratique d’un espace, d’un récit, d’un temps et bien souvent d’un corps qui à la fois modifie les rapports initiaux du jeu vidéo avec ces questions, mais aussi bouleverse le jeu vidéo lui-même en tant que forme de représentation du monde. Nous n’avons pas attendu The Last of Us, en 2013 (récit du périple d'un père en deuil et une adolescente orpheline dans une Amérique dévastée) pour qu’un jeu représente l’état d’esprit d’un pays. Mais à la différence d’un Balance of Power, mythique jeu de stratégie de Chris Crawford (à son époque salué par le Pentagone), le jeu de Naughty Dog (studio auteur d’Uncharted) n’est pas un outil permettant de disséquer les mécanismes de la géopolitique. Il n'est ni un commentaire de celle-ci, ni un système au service d'une analyse.

The Last of Us © Naughty Dog / Sony Computer Entertainment.

The Last of Us est un parcours dans un état psychologique du monde, où le rapport à l’espace, le déroulement du récit et les personnages proposent au joueur une expérience à la fois sensorielle, émotionnelle, intellectuelle et esthétique qui, tout en donnant du sens au système de jeu, n’en fait pas une finalité. Celui-ci sert autant à justifier les mécaniques d’un point de vue narratif (survivre), qu’à développer des liens (entre les personnages, le parcours se faisant à deux), à créer un écho avec l’environnement (comme extension de l’intériorité des héros) ou à mettre le joueur dans un état de tension morale vis-à-vis du personnage qu’il joue (la violence du monde qu’il incarne et qu’on voudrait parfois rejeter). Le système de The Last of Us permet aussi, et surtout, la création d’une œuvre construite comme un long périple, une marche qui se déploie progressivement, où l’on ne se retourne jamais, et dont la conception doit autant aux principes de la fiction cinématographique qu’à ceux du jeu.

III. Il était une fois en Amérique

Comme The Walking Dead, autre lecture de l’apocalypse zombie (adaptée du comics éponyme), The Last of Us voit dans le cinéma et dans les séries autre chose qu’un lexique pop de références, davantage que des techniques de narration et de mise en scène ou même que des modèles d’articulation de thèmes et de motifs. Ou plutôt, il condense tout cela, le fusionne avec les moyens du jeu vidéo et suggère une confrontation immédiate à la réalité, sans prétendre pourtant à une quelconque vérité documentaire. Ainsi le jeu met en scène concrètement la défiguration du monde (cette Amérique en ruines qu’il faut traverser durant des heures) et fait résonner dans ses personnages orphelins (et donc en nous) le spectre d’une civilisation désaccordée, rendue à l’état sauvage. Jeu salué et récompensé tel un film cannois, The Last of Us matérialise une hantise venue du réel, et ouvre à une ère du faire cinéma suscitant une conscience partagée du monde.

The Last of Us © Naughty Dog / Sony Computer Entertainment.

L'Amérique de The Last of Us se nourrit des séquelles des attentats du 11 septembre 2001, des violences d’une décennie d’Amérique sécuritaire, des ruines de Detroit et des conséquences de la crise économique. Le studio Naughty Dog n’a pas la prétention d’interroger ou d’illustrer par des mécaniques de jeu un problème ni une idée, mais de nous situer dans un paysage à la fois concret et métaphysique, dans lequel on marche (comme sur un chemin de croix) et se bat sans en tirer de gloire, le jeu poussant à une violence qui pose question. Contrairement à Red Dead Redemption, western vidéoludique raté mais jeu d’exploration fascinant, The Last of Us renoue avec la grande obsession hollywoodienne de mettre en œuvre une mythologie.

IV. Détour

On objectera que le jeu vidéo est impur par essence et que si le cinéma modifie peut-être ses contours, il n’est qu’un référent parmi d’autres. Derrière ses ambitions cinématographiques, The Last of Us doit en effet autant au roman The Road de Cormac McCarthy qu’à Ico (2001) de Fumito Ueda, jeu emblématique où le joueur doit sauver une princesse d’un château en lui tenant la main. Les possibles analogies avec d’autres médiums sont nombreuses et finissent toujours par dire quelque chose de la singularité du jeu vidéo. Grand Theft Auto est l’ambassadeur populaire du jeu en « monde ouvert », où le joueur évolue à sa guise sur une carte immense dans une satire de rêve américain, mais la version la plus passionnante du genre est à chercher du côté de The Witcher 3 (2015).

The Witcher 3 © CD Projekt RED / Bandai Namco et alii

Ambitieux jeu médiéval fantastique inspiré de la saga littéraire Le Sorceleur d’Andrzej Sapkowski, The Witcher 3 est sans doute la représentation formellement la plus littéraire de l’open world. Le studio polonais CD Projekt crée un vaste monde, riche, vivant, contrasté, où chaque détail, personnage, est pensé pour nourrir le récit. Le système de jeu devient alors secondaire face à la fascination que provoque l’exploration de ce monde chargé d’histoire, relisant celle de l’Europe de l’Est pour offrir un portrait en creux de l’ex-Union Soviétique. Ainsi, le jeu fait plus que suivre les principes du jeu de rôle : il les transforme ou plutôt les radicalise, en organisant l’espace et la vie qui l'anime de manière organique et romanesque. Toutefois, The Witcher 3 ne délaisse pas l’imaginaire de la fantasy, un genre qui à l’inverse des vrais récits mythologiques ne donne pas des clés d’interprétation du monde, puisqu’il invente un univers clos et suffisant. Si l’on retrouve ici un mélange de plusieurs influences — la littérature mais aussi le cinéma (dialogues, cinématiques, mise en scène) et le jeu vidéo —, The Witcher 3 ne nous situe pas dans le monde mais dans son monde. Il nous confronte à des tensions dramatiques aux échos lointains, qui ne mordent sur la réalité que par des évocations indirectes, des détours.

Yakuza 6 © Sega

Dans un style plus proche du cinéma quoique similaire dans sa dimension littéraire (le premier épisode a été écrit par un auteur de polar), la saga Yakuza (initiée en 2005) est à l’inverse un des rares jeux ancrés dans une culture locale, et qui à partir de celle-ci pose un point de vue sur le monde. Chaque épisode cale son contexte sur sa date de sortie réelle (à l’exception d’un prequel, et de deux spin off médiévaux), dressant le constat actualisé de son pays, de ses mœurs, de son évolution sociale, économique et politique. Au contraire des utopies progressistes mais imaginaires du studio Bioware (Mass EffectDragon Age), chaque jeu entrecroise conflits et personnages pour dresser un portait de société d’une étonnante vérité. Empruntant sa philosophie, ses valeurs et ses racines au film de yakuza, la saga ne pouvait finir que par engager l'acteur Takeshi Kitano pour jouer dans son sixième épisode.

V. Smells Like Teen Spirit

Si la série Yakuza affiche ouvertement une lecture morale du monde, dans des environnements inspirés de la réalité (des miniatures de quartiers pris dans différentes villes japonaises), le jeu doit à la fois son génie et sa limite à ses origines culturelles. En allant jusqu’à discuter spécialités culinaires d’Osaka, accent du Kansai et crise existentielle des hôtesses de bars, le jeu nécessite, parfois, un minimum de curiosité ou de goût pour l’exotisme afin que le joueur étranger puisse y trouver une forme d’universalité. Hollywood, et plus largement le cinéma américain, demeure pour cette raison un réservoir fictionnel dans lequel le jeu vidéo peut puiser facilement son nouvel horizon esthétique, poétique et moral. Il est au cœur des jeux du studio américain Naughty Dog, mais aussi des studios français Quantic Dream et Dontnod.

Life Is Strange © Dontnod Entertainment / Square Enix

Avec Life Is Strange (2015), Dontnod a tenté un pont avec le teen movie, imaginant une chronique adolescente où les tourments des héros de John Hugues (auteur en particulier de Sixteen Candles et de Breakfast Club qui, durant les années 1980, firent date dans ce genre cinématographique) croiseraient l’onirisme traumatique du film Take Shelter, de Jeff Nichols. Prisonnier volontaire des archétypes du genre, le jeu fantasme une Amérique pavillonnaire, observée d'un point de vue français quelque peu candide. Au fil de ses épisodes (le jeu est découpé en cinq parties, distribuées à intervalles de quelques semaines), Life Is Strange trouve pourtant cette place autrefois prise par Breakfast Club : celle d’un moment partagé, d’une image de l’adolescence à la fois familière et sublimée. Les plus beaux moments du jeu sont tous à la marge de son intrigue principale, dans les petits riens du quotidien qui viennent peupler l’existence à la fois extraordinaire et banale de ses héroïnes. Tendre, mélancolique, émaillé de moments de grâce conçus comme autant d’instants-souvenirs, Life is Strange passe par le cinéma, par sa mythologie de l’adolescence et par ses décors typiques, pour faire résonner chez le joueur un récit à la fois intime et collectif. Il touche à quelque chose de peut-être encore plus rare : un sentiment d’appartenance, une connivence à la fois éphémère mais précieuse avec un moment qui nous appartient. C’est là l’un des plus grands enjeux du jeu vidéo : non plus bâtir sa propre culture ni générer des communautés, mais faire de la vie et du monde les ultimes territoires à explorer.

 

Auteur : Jérôme Dittmar, journaliste, critique de cinéma et de jeux vidéo. Supervision : Jean-François Buiré. Ciclic, 2015.