L'Inconnu du lac

Entre chien et loup

Retour sur un moment clé du film d'Alain Guiraudie L'Inconnu du lac (2013) : un long plan (cf. la vidéo ci-contre) qui commence par la vision d'un meurtre, fait basculer l'intrigue et vaciller les certitudes du spectateur.

Remerciements à Alain Guiraudie et aux Films du Worso.

N.B. : L'Inconnu du lac a été interdit en salles aux moins de 16 ans parce qu'il comporte des plans montrant des situations sexuelles de façon explicite. Le plan étudié ici n'en relève pas. Il permet d'aborder des questions de mise en scène qui trouvent toute leur place dans un cadre pédagogique.

 

Tandis que la nuit est en train de tomber, Franck assiste à un sinistre spectacle : Michel, l'homme pour lequel il éprouve une attirance irrésistible, noie son amant dans le lac. Michel revient ensuite en nageant jusqu'à la rive, se rhabille et s'en va. À partir du meurtre, la scène est filmée en une prise de vues unique, ininterrompue, qui conjugue deux tonalités opposées : le début en est dramatique (image 1), la fin presque apaisée (image 2). De même que la surface de l'eau est parcourue d'ondes qui perdent de leur intensité pour venir s'échouer sur la rive, l'écho de l'acte terrible qui a eu lieu continue de résonner tout en s'atténuant. Si l'on ne considérait le plan qu'une fois que le meurtre a eu lieu, on aurait le sentiment d'assister au spectacle réconfortant d'un nageur qui reprend son souffle après un effort intense, en harmonie avec la nature qui l'entoure. Mais c'est sans compter avec le début du plan, qui nous a fait découvrir en quoi cet effort a consisté : une mise à mort, froidement exécutée.

Image 1

Image 2

À la fin du plan, on peut en venir à douter : a-t-on bien vu ce qu'on croit avoir vu ? Cette incertitude doit non seulement au clair-obscur dans lequel le plan se déroule, qui lui donne un caractère onirique, mais aussi à la durée du plan, qu'aucune coupe ne vient accélérer : on assiste à l'intégralité du retour à la nage de Michel, de sa reprise de souffle, de son rhabillage et de son départ. À la faveur de ce parcours, que la caméra épouse d'un discret panoramique vertical puis oblique, on passe d'une vision éloignée du meurtre à un plan rapproché sur l'homme censé l'avoir commis. De l'une à l'autre de ces visions, il y a la distance qui sépare d'une part la possible hallucination, favorisée par l'éloignement, et d'autre part la présence irréfutable de ce corps qui finit par occuper le plan de toute sa hauteur. Ou encore : la distance qui sépare une vision donnée pour subjective, puisque le début du plan fonctionne comme le contrechamp du regard porté par Franck au plan précédent (image 3), et une vision qui, en cours de route, semble s'être objectivée. Loin de lever l'incertitude, le retour sur Franck, à peine distinct, à la fin du long plan qui nous occupe (image 4) ne fait que la prolonger, en rappelant au spectateur, qui l'avait peut-être oublié, que le plan auquel il vient d'assister était censé correspondre à la vision du jeune voyeur, caché dans les fourrés — à sa vision, ou à son désir de voir disparaître son rival en amour. À rebours, cela peut conférer à cette longue parenthèse un caractère aussi bien d'assouvissement fantasmatique que de constat lucide. 

Image 3

Image 4

(N.B. : les deux images ci-dessus ont été légèrement éclaircies pour les besoins de ce texte, afin de les rendre un peu plus lisibles.)

Faire vaciller les certitudes

Le « pacte de croyance » est l'expression par laquelle on désigne la condition que doit accepter le lecteur ou le spectateur d'un récit de fiction : renoncer délibérément à son incrédulité, faute de quoi il ne saurait souscrire au récit qui lui est proposé. Dans le cas du plan qui nous occupe, la façon dont ce pacte est négocié consiste à faire vaciller la propension du spectateur au scepticisme. Le fait de suivre Michel qui s'éloigne à la nage après le meurtre permet de prolonger la croyance en la mort du second baigneur, sans pour autant nier le caractère fictif de cette mort.

Si la caméra continuait de scruter l'endroit où le second baigneur s'est enfoncé dans l'eau, ou si au contraire le plan s'arrêtait après que celui-ci a disparu sous la surface, la croyance en la mort de ce personnage serait rapidement défaite : à moins de supposer qu'un homme ait été réellement noyé pour les besoins de la scène, le spectateur, plus ou moins consciemment, en conclurait d'emblée que, comme on dit face à un tour de passe-passe, « il y a un truc ». La solution choisie par le cinéaste Alain Guiraudie, ne pas couper le plan après le meurtre et accompagner longuement Michel (image 5), permet non pas de détruire, mais de suspendre l'incrédulité face à cette mort fictionnelle : comme le suspense chez Hitchcock, c'est moins une manière de fabriquer de la vraisemblance que de prolonger l'incertitude, aussi longtemps que possible. Incertitude contagieuse, puisqu'elle peut concerner aussi le caractère ininterrompu de cette prise de vues : la performance que représente la longueur de ce plan et son évolution dans l'espace cherche si peu à se faire remarquer que le spectateur peut n'en prendre conscience qu'après coup, voire en douter rétrospectivement, son attention ayant été captée par cette réinvention d'une forme de suspense que propose, à la faveur de ce plan, Alain Guiraudie.

Image 5

Le rapport de ce plan au suspense hitchcockien est d'ailleurs plus profond qu'il n'en a l'air : ici aussi, il est question de la difficulté physique qu'implique le fait de tuer un homme, de la façon dont une image innocente peut se charger d'un sens macabre, de l'inexorable victoire des ténèbres sur la lumière, et d'un transfert de culpabilité. Lorsqu'il réapparaît, le lumineux Franck est devenu une créature occulte : il est plus encore gagné par la pénombre que Michel, le porteur de ténèbres, ne l'était l'instant d'avant. En cours de plan, la nuit du chasseur s'est imposée, le loup a subjugué le chien.

Auteur : Jean-François Buiré. Ciclic, juin 2013.