Musidora, actrice et réalisatrice du cinéma muet

Vedette du cinéma français des années 1910, Musidora fut de son vivant un mythe pour une société bouleversée par la Première Guerre mondiale. Si sa silhouette et ses grands yeux noirs restent dans la mémoire collective, sa célébrité en tant qu'actrice a occulté un passionnant parcours de cinéaste, métier qui était alors quasiment réservé aux hommes.

De Jeanne Roques à Musidora

Musidora naît Jeanne Roques le 23 février 1889 à Paris, au sein d’une famille politisée et cultivée. Ses parents, un compositeur et une femme de lettres, lui transmettent des valeurs de liberté et de modernité dans lesquelles l’art tient une place importante.

Jeanne commence des études de peinture mais très vite découvre sa véritable vocation : le théâtre. Francis Lacassin rapporte ses propos :

« Puis j’ai lu Fortunio, de Th. Gautier. J’ai choisi le nom de l’héroïne « Musidora » et j’ai commencé à vivre dans du rêve. J’ai été touché par la « Foi ». La scène, le rideau qui se lève, la rampe, le maquillage et les décors, toute cette religion du « factice ». J’ai voulu la servir… Et j’ai appris mon métier comme un artisan. »

Le 15 juillet 1910, elle joue un petit rôle dans Une Nuit de noces d'Henri Kéroul et d'Albert Barré au Theâtre de l’Étoile, à Paris. Bien qu’elle fasse remonter sa première incursion sur scène à une date antérieure, ce serait la première fois qu'elle apparaît sous le nom de Musidora. Commence alors un tourbillon de rôles qui l'amène à jouer dans l'un des cabarets les plus connus de l’époque : les Folies Bergères. C'est là qu’un soir de 1913 elle fait la rencontre, décisive pour sa carrière cinématographique, de Louis Feuillade, directeur artistique de la Société Gaumont.

Charmé par sa plasticité corporelle et par le charme de ses yeux qu'il trouve « magnifiques pour la projection cinématographique », Feuillade la fait venir dès le lendemain aux studios Gaumont. Severo Torelli (sorti le 5 juin 1914) est le premier d'une trentaine de « vaudevilles » qu'ils tourneront ensemble et qui initient Musidora à cet art récent qu'elle admire : le cinématographe.

Musidora dans Les Vampires, de Louis Feuillade

Irma Vep, naissance d'un mythe

À l’été 1915, Louis Feuillade fait à Musidora une proposition qu’elle ne peut refuser : incarner l'héroïne sulfureuse du nouveau serial produit par Gaumont, Les Vampires. Le personnage d’Irma Vep apparaît pour la première fois dans le troisième épisode, Le Cryptogramme rouge, projeté le 3 décembre 1915. Sa silhouette moulée d'un collant noir, incarnation du mal, suscite d'emblée la fascination. Historiquement, même s'il est difficile d'affirmer que c'est à son propos que le mot vamp, abréviation de « vampire », a été créé, il entre dans le lexique de l'érotisme cinématographique en même temps qu'elle en devient l'une des toutes premières représentantes (rappelons que dans le serial de Feuillade, les Vampires sont une société secrète criminelle et non des morts-vivants buveurs de sang).

Musidora devient un mythe : « la dixième muse » d'André Breton, le père des surréalistes qui voit en elle l’image de la femme moderne. Le corps d’Irma Vep cristallise les interrogations plastiques et esthétiques de son temps. Elle concentre les désirs et les puissances d’un cinéma encore jeune, qui voit dans son pâle visage percé de grands yeux noirs expressifs un idéal de photogénie.

Musidora dans Les Vampires, de Louis Feuillade (2nd photogramme)

Sensualité et cruauté, Eros et Thanatos : Irma Vep est d'emblée associée à l'archétype qu'on appellera plus tard « femme fatale », une association que Musidora, dirigée en ce sens par Louis Feuillade, ne cessera d’alimenter à l’écran, mais aussi dans la vie. Dans le serial suivant de Feuillade, Judex, tourné dès le mois de mai 1916, Musidora interprète Diana Monti, une autre vamp à l'érotisme plus discret. Elle prolonge son personnage sur la scène parisienne, accentuant la dimension sociale et populaire de cette femme-vampire en maillot noir.

Même lorsqu’elle n’est pas vêtue en « vampire », Musidora incarne une femme très en avance sur son temps, à la fois belle et sensuelle, audacieuse et courageuse en toutes situations. Elle nie les frontières de genre : elle s'habille à l'écran en garçon ou en fille, et accepte les missions les plus dangereuses. Et bien qu'on la cantonne à un archétype érotique (André de Reusse, célèbre critique de la revue Hebdo-film, écrit ainsi : « Ah ! Voir Musidora en caleçon de bain et mourir… On sortirait de prison pour moins que ça »), elle manifeste déjà son ambition créatrice.

Musidora par Spat

Musidora cinéaste

Amie d'un groupe d’intellectuels et d’artistes en vogue (Colette, Pierre Louÿs, Louis Feuillade, Marcel L’Herbier), Musidora considère très tôt le cinéma comme un moyen non seulement d’existence mais aussi d’expression. Elle construit un discours critique quant à l’art et aux innovations cinématographiques, écrivant dans des revues dès 1915. Bientôt, elle en vient à diriger ses propres films, dans lesquels elle joue également. En France, il n'y avait eu jusqu'alors que deux femmes « autorisées » à passer derrière la caméra : Alice Guy, dès 1896 chez Gaumont, et Germaine Dulac à partir de 1915, peu avant Musidora. Citons aussi le cas de Rose Pansini (née Marie-Rose Lacau), qui vient à la réalisation peu après Musidora et dont l'œuvre est mal connue.

Le charme et la popularité de Musidora l'aident sans doute à accéder à la réalisation cinématographique, mais, dans la mesure où elle est femme, qui plus est ancienne vedette de music-hall, sa notoriété et ses contacts ne suffisent pas : un coréalisateur lui est presque toujours imposé. Elle commence sa carrière de réalisatrice avec Minne en 1916 et La Vagabonde en 1917, deux adaptations de Colette. Minne reste inachevé et La Vagabonde est finalement attribué à Eugenio Perego, cinéaste expérimenté — et homme.

Musidora et Eugenio Perego

Ces débuts frustrants lui font comprendre qu'elle doit être financièrement autonome. Le 10 décembre 1919 naît la Société des Films Musidora, petite société en commandite qu'elle crée avec le patron de presse Félix Juven. À l'occasion de productions plus lourdes, elle cherchera des bailleurs temporaires. Le premier film de Musidora produit par cette société est Vicenta, tourné au Pays basque espagnol et sorti en 1919. Suit une nouvelle adaptation de Colette, La Flamme cachée, où elle recourt à des procédés modernes tels que les ellipses et la part réduite des sous-titres au profit des images.

En 1920, le bon accueil critique de ces premières réalisations encourage Musidora à entreprendre un film plus coûteux, Pour Don Carlos, adapté d’un roman de Pierre Benoît et lui aussi tourné en Espagne. Musidora participe à l’adaptation et à la mise en scène, mais se voit de nouveau imposer un coréalisateur. Elle joue le rôle principal de la Capitana Allegria typiquement musidorien: fort, courageux et prêt au sacrifice. Ce film au succès mitigé, qui fragilise sa société de production au point de faire annuler le projet suivant, est pourtant déterminant dans la vie de Musidora. Durant le tournage, elle est tombée amoureuse d'un torero, Antonio Cañero. Entre 1921 et 1926, pour rétablir sa situation financière, elle alterne séjours et tournages en Espagne, aux côtés de son amant, et tournées en France qui lui permettent de se maintenir économiquement.

Musidora et Antonio Cañero dans La Tierra de los toros, de Musidora

Musidora en Espagne

En Espagne, Musidora est accueillie comme une star. Avant même son rôle dans Les Vampires, en écho de la presse française, la critique espagnole lui était acquise. Le roi Alphonse XIII et la police lui offrent toutes les facilités de tournage. Entre 1922 et 1925, elle fait plusieurs tournées du spectacle El dia de Musidora (Le Jour de Musidora), composé de sketches et de chansons puis, progressivement, de ses films. Ce ciné-théâtre est une idée très novatrice.

Musidora trouve en Espagne un refuge où elle peut rêver d’affranchissement et d’indépendance. Elle y réalise ses films les plus originaux et les plus personnels, fondés sur des histoires d’amour avec Antonio Cañero.

Soleil et ombre, de Musidora et Jacques Lasseyne

Sol y sombra (Soleil et ombre), réalisé en 1922, constitue son accomplissement cinématographique. Dans cette tragédie toute espagnole où deux femmes se disputent à mort l’amour d’un torero, Musidora se réserve les deux rôles principaux. Elle brille dans le rôle de l’Espagnole, prête à tuer pour garder l'homme qu'elle tient pour sien. L'écriture cinématographique est moderne : contrastes de lumière, cadrages sobres, tournage en extérieurs réels — un réalisme presque documentaire, très en avance sur le « réalisme poétique ». Cette sensibilité documentaire est poussée à l'extrême dans la réalisation suivante de Musidora, qui sera sa dernière.

La Tierra de los toros, de Musidora

La Tierra de los toros est le film le plus libre et risqué de Musidora, loin des normes du cinéma de son temps. Réalisé entre 1922 et 1924, il mélange images documentaires et de fiction, mais aussi théâtre et cinéma. À un moment, la projection du film s'interrompt pour laisser place à Musidora, qui vient sur scène chanter et danser. Le récit se fonde sur une mise en abyme, l'histoire de Musidora partant en Andalousie pour y tourner un film sur les taureaux, et vivant toutes sortes d'aventures jusqu'à son apparition en chair en os devant le public. L'exploitation de La Tierra de los toros s'avère difficile, car elle nécessite la présence de l’artiste. C'était un projet commun avec Antonio Cañero : sa diffusion cesse dès qu'il quitte Musidora pour une vedette russe.

En 1926, Musidora revient en France et met fin à sa carrière cinématographique. Elle se marie avec un ami d’enfance et se consacre à sa famille, à l’écriture et à la peinture. Elle meurt en 1957 à Bois-le-Roi, devenue presque anonyme. Depuis 1944, Henri Langlois, qui avait fondé la Cinémathèque française huit ans plus tôt, l'avait aidée en la faisant travailler à la préservation et à la documentation d'une Histoire du cinéma dont elle avait été partie prenante.

Musidora à la Cinémathèque française

 

Bibliographie :

Francis Lacassin, « Musidora », Anthologie du cinéma n°59, supplément à L’Avant-scène cinéma n°108, novembre 1970

. Patrick Cazals, Musidora, la dixième muse, Paris, Éditions Henri Veyrier, 1978

Pierre Lherminier, Annales du cinéma français. Les voies du silence 1895-1929, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2012

Archives personnelles de Musidora déposées à la Cinémathèque française.

 

Autrice : Marién Gomez Rodriguez, doctorante en études cinématographiques. Supervision : Jean-François Buiré. Ciclic, 2017.